§9. Passé une bonne matinée de ce samedi à boire le café en lisant un Mercurio où, hormis la une, revenant sur la « bataille du papier »1, je n’ai lu que les pages art et littérature. Cet après-midi j’ai rendez-vous pour une réunion entre économistes, dans l’Est de Santiago, cette ville où plus on vit en altitude plus on s’élève dans l’échelle sociale, la pré-Cordillière servant aux plus riches à dominer leurs compatriotes moins bien nés. Sergio de Castro, que j’ai connu sur les bancs de la fac à Chicago, et avec qui je partage une passion pour la voile, en est l’instigateur, je crois, du moins c’est lui qui m’y a invité, dans un groupe que je rejoins au vol, si j’ai bien compris2. Je connais aussi – bien qu’un peu moins – ses compagnons, proches d’Arnold Harberger et de Milton Friedman, piliers de cette école de Chicago que je fréquentais un peu aux EUA, préférant, malgré son accent allemand risible et sa marginalisation à la fac de philosophie, l’enseignement de Friedrich Hayek. Suis-je fait pour être dans les marges ?

Le taxi m’emmène ainsi de Providencia à une belle maison où tous sont plus ou moins déjà là lorsque j’arrive. Ils me saluent. Nous échangeons quelques souvenirs, et ils reprennent leur discussion, à laquelle je vais tenter de me rattacher. Ils préparent « l’après ». Après Allende bien-sûr, voilà la chose entendue. Mais :

— Espérez-vous qu’Allende soit renversé avant les élections de 1976 ou est-ce un programme pour le prochain mandat ? — demandé-je à voix haute.

— Qu’importe — me répond l’un d’eux — nous préparons la relève. Même si c’est avec la démocratie chrétienne, il faut bien la sortir de ses velléités révolutionnaires.

— Maintenant qu’elle a vu ce que ça donne, la révolution… — ajoute un deuxième.

— Et puis réveiller le Parti National de ses préjugés nationalistes — opine un troisième.

— Et si ce sont les militaires3, il leur faudra bien une doctrine économique — ose un plus courageux. Un plus honnête. Sans que je sache s’il évoque une possibilité dans l’absolu ou s’il sait des choses que j’ignore.

Un tel rapporte des affrontements lors d’une occupation ratée de l’entreprise Elecmetal où les ouvriers ont été repoussés – une qu’ils n’auront pas, arrivant en claquant les portes, s’installant et faisant leur, en vertu d’un droit que nul ne leur a conféré, une entreprise qu’ils prétendront pouvoir diriger, en vertu d’un savoir qu’ils n’ont jamais su démontrer. Seulement, la façon dont ses yeux brillent d’appétit lorsqu’il parle des policiers refoulant les assaillants ne me plait pas vraiment. Ça sent trop de rancune, trop de complaisance avec les méthodes fascisantes de Patrie et Liberté, ces adeptes du coup de poings de droite. Je peux comprendre que l’on ait envie de répondre à la violence de leurs homologues de gauche, mais ce sont d’authentiques nostalgiques du IIIème Reich, logos en forme d’araignée rappelant très fortement le svastika à la sauce hitlérienne, mines patibulaires, et cette même fascination pour le sang… La peste ne m’est pas plus douce parce qu’elle m’épargne le choléra ; on peut attraper les deux en même temps de toute façon. Ou les mettre dans une arène et manger des pop-corn en attendant de savoir si celui sur qui on a parié gagnera. Je m’égare. D’un autre côté un nouveau cordon ouvrier s’organise, vers Vicuña Mackenna, dans le sud de la ville, et ça bouge un peu partout. Le MIR tient enfin sa revanche sur l’habile façon dont le Président Allende a émoussé leurs fusils en les intégrant de facto dans son projet politique. Eux qui refusaient le vote et n’ont jamais cru dans la révolution par la voie pacifique – ne serait-elle qu’un préalable visant à créer les conditions d’une impasse telle que la sortie de l’artillerie lourde appuyée par Castro devienne l’unique issue – voient venir leur heure : en promouvant le « pouvoir populaire » c’est une belle manière de contourner la légalité incarnée par le gouvernement. Prétendant l’aider à aller plus vite, plus loin, sans être gênés par le Parlement tenu par la CODE, ce pouvoir extra-légal leur permet de le dépasser de tout côté, aussi. Il faut reconnaître à ces intellectuels jouant les guerriers un certain sens politique. Machiavel les eût aimés.

Et la réunion ? Après ces préambules sur la situation politique du pays, elle commence enfin.

Sergio me résume l’avancée de leur projet : ouvrir le pays au commerce et à la finance internationaux, privatiser, libérer les prix et le marché. Tout ça est très bien sinon que leur préjugé étatiste me gêne et lorsque je prends la parole je sens bien que nous ne parlons pas tout à fait le même langage, bien que, vu de loin, nous fassions parti du même « camp ». Si les choses étaient aussi simples à tracer et les frontières si évidentes…

Notes

  1. Il s’agit toujours du conflit autour de la Papelera. Cf. note 1. II §1.
  2. En effet, le groupe de dix économistes (José de Castro, Pablo Baraona, Manuel Cruzat, Sergio Undurraga, Andrés Sanfuentes, Emilio Sanfuentes, Juan Braun, Juan Villarzú, Alvaro Bardón et José Luis Zabala [Valdés 2008, 250]) est rassemblé par Sergio Undurraga, Emilio Sanfuentes et Alvaro Bardón, se réunit depuis août 1972, deux mois déjà.
  3. Les Chicago Boys savaient qu’ils travaillaient pour les militaires [Fontaine Aldunate 1988, 18].

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