§13. J’étais hier à un concert. Lorsque les violonistes jouaient, leurs mains semblaient avoir à peine effleurer les fines cordes de leurs instruments, les archets dansaient et les notes sortaient invisibles de cette harmonie-là, déjà une mélodie éthérée, virevoltante, emplissait la salle et nos sens affamés de beauté. J’ai regardé les gens autour de moi, mon corps frémissait à l’idée que de la viande ait créé une telle merveille, tout le monde était ému, il reste bien des hommes bons et les autres n’ont pas pu ne pas entendre cet appel lancinant, le monde enfin réconcilié dans l’adoration des notes, je donnerais des cultes au premier messie qui m’annonce qu’aux lendemains de tout ceci nous ne nous exprimerons plus qu’en noires, croches, dièses et silences !
Comme le bonheur tient à peu de chose ! Le son d’une cornemuse… sans la musique la vie serait une erreur.
Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, Maximes et traits, n°33
Et pourtant je ne pouvais m’empêcher de penser que s’ils vivent encore, ils frappent aussi : des commerçants non-grévistes sont victimes de violence, d’intimidations… et puis il y a les décérébrés de l’autre bord. « L’action des éducateurs doit dépasser la bureaucratie, le spontanéisme, la déviation de droite comme de gauche » ai-je lu dans El Siglo d’hier – oui, moi non plus je ne sais par quel masochisme il m’arrive de lire encore la presse communiste ; peut-être que pour pouvoir les détester il faut bien les connaître – dans un article consacré à l’Assemblée Nationale des Professeurs Communistes. En gros, et pour décoder la novlangue ésotérique de ces messieurs : que tout le monde soit bien dans la ligne et la première tête qui dépasse est coupée. Ces gens-là ont un besoin maladif d’ordre. Et critiquent leurs frères jumeaux fascistes.
Alors pour oublier le dégoût que m’inspirent parfois les fils de Staline, je me souciais de femmes. On s’échappe comme on peut.
Je me suis focalisé, donc, sur cette chanteuse avec ses cheveux roux qui tranchaient avec sa tenue noire au milieu de la chorale.
Herr ! Herr ! Herr !
Une rousse, pensez-vous : des belles filles j’en vois tous les quinze mètres à Santiago, mais les Chiliens ne font pas trop dans la variété – même si dans leur domaine de spécialisation ils excellent ! – et la première blonde ou rousse qui passe devient un objet d’attraction trop fortement chargé pour que nous autres, pauvres aimants, puissions résister, et nous payerons
chehehehehehehehehheheher
de notre personne pour posséder toute une nuit un tel trésor. Car si le corps d’une femme est la clef qui ouvre sur un monde idiosyncrasique, le sien, la petite contrée de son intimité, le goût du voyage qu’elle est, et l’odeur de son parfum me manquaient déjà avant même de les avoir eus en bouche. Il importe, pour que ce voyage soit intéressant – car il est désert et des régions grises –, qu’elle soit cultivée, originale, belle, et que la poésie coule en son sein1. Et dès l’introduction écrite par ce génie de Johann Sebastian Bach, je me sentais de taille à dédaigner les trop terrestres Pologne et Autriche pour partir à lancer mes archets à l’assaut du Valhalla, l’Olympe et de l’Eden coalisés contre ma passion, jusqu’à ce que tels des Jéricho ridicules, leurs murs s’écroulent sous la honte de leur rudesse face à la beauté des notes qui les pénètrent, moi-même général étourdi par l’ambroisie vaporeuse que cette Lorelei aux cheveux embrasés mettait autour de moi, et qu’on excuse les Aryens d’avoir cru être plus forts à eux seuls que les Russes, les Anglais et les Juifs en même temps, et je le dis en étant aussi blond aux yeux bleus que Hitler ou Himmler, que tout leur soit pardonné s’il leur est arrivé d’écouter ce morceau et de croiser un telle enchanteuse, ou sa grande sœur, ou est-ce elle, fleur sans âge et sans ride, qui vient nous dire à l’oreille du désir que rien de grand ne s’est jamais accompli sans passion et qui nous fait à tous perdre la raison !
dessen Ruhm !
Ainsi, bien qu’elles fussent un certain nombre dans la chorale, je ne vis qu’elle et la dévisageai avec gourmandise jusqu’à qu’elle perçût très explicitement la teneur et l’absence de retenue de mes regards. Dont j’ouvrais carrément les vannes, vague folle qui allait s’empaler sur le grain sableux de sa peau, rivière débordant de son lit et appelant à en rejoindre un autre, cascade bien décidée à la mouiller dans une affaire conjointe. Alors ce qui m’avait paru être un visage épanoui, sans doute dû au plaisir de chanter, se fit étonnement, puis ses prunelles se colorèrent d’un « ah bon ? » joueur, avant de se muer en infimes sourires complices compréhensibles par moi seul qui observais avec tant de minutie non-voilée le détail de ses lèvres déchirées entre le chant et un trouble qui n’avait rien de musical.
Ne pouvant me répondre avec la même franchise, je l’obligeai à minauder, à faire semblant, sans que son jeu ne soit crédible un seul instant, à regarder ailleurs, se concentrant du mieux qu’elle pouvait, alors que je restais planté à la déshabiller virtuellement dans la plus totale effronterie. Un peu lâchement même puisque, rangée sur une estrade – elle restait pétrifiée tel le taureau coincé par les deux clowns qui vont apporter tout cuit l’animal sous l’épée du toréador – je la poussais à des retranchements immobiles, aux yeux de tous, alors que mon petit numéro demeurait invisible aux autres. Elle eut pu ne plus me regarder. Mais je devinais son plaisir de retrouver mon attention insistante, flattée de sentir sa beauté touchée ainsi à distance par un désir qui s’affirmait comme tel. Nous avons lutté ainsi, avec quelques pauses – tout de même –, en célébrant la passion d’un messie pas encore trahi et déjà ressuscité en ayant roulé la pierre de mon cœur, pendant une heure – une minute – une seconde en suspens.
Après l’ivresse, je la retrouvai dans le hall de la salle de concert. Je lui offris un verre, qu’elle accepta avec une proximité et une chaleur transparentes, comme une vieille camarade, si bien qu’elle m’offrit sa nuit sans que nous n’ayons échangé beaucoup de mots, une fois soustraits aux regards de la bonne société aux cheveux blancs, sans que je ne susse jamais son nom, ni qu’il y ait de chances de la revoir.
Et ce soir je repense à cette petite œuvre d’art que j’ai eu la chance de contempler, essayant de me concentrer sur un essai pourtant passionnant. Mais c’est qu’entre une femme et un livre savant, il y a souvent concurrence déloyale !
Je tente de reprendre : Marx prétendait que les patrons l’emportaient toujours, en cas de grève, sur les travailleurs, grâce à « l’armée de réserve » des travailleurs, ces sans-emplois qu’on pouvait embaucher pour remplacer les récalcitrants. (Herr) Cependant, lorsque les syndicats font grève et emmènent derrière eux, de gré ou de force – parce que la représentativité, ces gens-là, ils s’assoient et pètent dessus – les travailleurs, (Herr) l’entreprise s’arrête. D’un autre côté (Herr) lorsque le patron veut faire grève à son tour, ce qui peut être son intérêt dans des cas extrêmes comme celui que présente le Chili aujourd’hui, les autorités socialistes, avec le soutien de l’armée, ouvrent de force – parce que la légalité, ces gens-là, ils la redessinent comme ils veulent en fonction de leurs besoins – et nient aux autres un droit dont ils abusent. (Herr) Et, lui, le patron est coincé (unser HeheheéééééÉÉÉÉheheherrscher, dessen Ruhm) s’il ne peut pas délocaliser ses locaux, la richesse de la terre, voire ses clients… (In allen Landen hehehehehe-herrlich ist !) Vous voyez, c’est moins drôle. On parlait femmes, non ?