§22. Les corporations de patrons ont déposé les Doléances (pliego) du Chili, véritable programme politique, auquel les cordons, avec le MIR derrière tirant les ficelles, ont répondu par les Doléances du Peuple.

— Avant-hier, Bravo1 a demandé que les travailleurs rendent les entreprises qu’ils avaient réussi à faire fonctionner avec succès pendant que les ingénieurs et les patrons s’étaient retirés… ils n’ont réussi qu’à montrer leur inutilité !

— Je sais bien — me répond Agustín.

— Comment peut-on retourner en arrière ? Les travailleurs n’ont rien volé. Au contraire, ils ont défendu les entreprises, auxquelles, au fond, ils paraissent plus attachés que leur propriétaire, mère indigne prêt à couper le bébé…

Citer l’Ancien Testament n’est sans doute pas bien venu, Jean…

— C’est pourtant nécessaire, Jean. Je pense que tu n’as pas compris la dangerosité de la création des cordons. S’ils sont des marionnettes du MIR, et ils étaient nombreux l’autre jour, tu ne t’en es peut-être pas aperçu parce que tu ne connais pas leur visage… et s’ils veulent dépasser le gouvernement pour créer un phénomène échappant au pouvoir politique, ils sont dangereux et condamnables car ils vont faire péricliter ce qui est mis en place depuis deux ans maintenant. L’extrémisme est aujourd’hui un ennemi aussi redoutable que la droite. Ils sont alliés de facto contre nous, je ne sais même pas si les types de Patrie et Liberté ne nous sont pas plus utiles en montrant le visage répugnant du fascisme aux petits-bourgeois. Regarde.

Il me montre une page du Siglo qu’il tient grand ouvert. En dessous d’une publicité montrant un ouvrier bras levé en train de rompre des croix gammées par sa force et avec pour légende « Défendons notre cuivre », on peut voir :

Sont Chiliens ceux qui contribuent au progrès de la patrie.
Ne sont pas Chiliens ceux qui œuvrent en ce moment contre le Chili.

Puis :

Pour le Chili * Unis * Produisant plus nous repousserons l’agression !
El Siglo

— Tu vois, les gens du MIR ne sont pas Chiliens, ils sont Cubains, ou simplement de sales gamins stupides, petits-bourgeois avides d’action et nous faisant perdre beaucoup de temps et d’énergie avec leurs infantilismes2. Ils sont jeunes, ils pensent à se divertir, à danser.3

Et une autre fois, ils se comportent comme des voyous : un décide d’aller voler un camion, d’autres le suivent, et ils le prennent, comme ça, sans ligne de parti, sans cohésion, sans cohérence…

— Mais si c’est pour amener les travailleurs sur leur lieu de travail !

— Et qui contrôle ? Qui décide ? Chaque petit leader, ainsi, peut improviser des actions ? Je comprends ta réaction face à la restitution des entreprises. C’est un peu rageant. Mais ce qui s’est passé ces derniers jours est aussi très encourageant et nous avons gagné des points dans cet affrontement. Il faut avancer par le biais politique, en nous donnant le temps d’affermir ce que nous avons déjà plutôt que de vouloir aller trop vite et ne construire que des châteaux de cartes.

Ça nous coûte la moitié, tu entends ?
J’entends : ça nous coûte la moitié.
Publicité de la CORFO et des camions Pegaso, pour les véhicules produits dans le pays, publiée dans le Siglo.

— Et puis il y a déjà la CUT. Peut-être que les cordons doivent l’obliger à se réorganiser et la faire évoluer. Mais ça ne sert à rien d’empiler des pouvoirs différents !4

Je ne suis ‘Chilien’ que depuis peu. Je ne réponds rien.

Notes

  1. Héctor Bravo, général de l’armée de terre chargé de gérer l’état d’urgence sur Santiago du Chili.
  2. Agustín fait ici clairement référence au livre de Lénine, La maladie infantile du communisme de 1920.
  3. Gaudichaud 2004, 161 et 166 : il y avait des conflits très grands entre le MIR et le PC, les communistes étant disciplinés et sérieux. Et parfois des bagarres…
  4. Agustín devance la position communiste de juin 1973, puisque « lorsque le PC reconnait officiellement les Cordons et appellent ses militants à en faire partie, [leur proposition] est [qu’ils] forment partie de la CUT et soient orientés par elle, tout en leur reconnaissant le droit à conserver leur propre structure ; cf. “Cordones Industriales: la participación del Partido Comunista”, La Aurora de Chile, N° 20, Santiago, 26 de abril de 1973. [Gaudichaud 2003, 18]

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