§21. Depuis le début de cette grève générale je m’interroge sur ce qui se passe dans ce pays. J’en ai eu le temps d’ailleurs, étant encore en vacances forcées lundi, à cause de la reconduction de la « grève » des étudiants pilotée par la Fédération des Etudiants de l’Université Catholique, et ayant suivi avant-hier, mardi, l’appel de la CODE à rester chez soi pour une « journée du silence ». Je ne suis pas du genre à écouter les mots d’ordre, d’où qu’ils viennent, mais un jour à jouer les John Galt1, j’ai trouvé ça amusant. L’analogie est valable car, avec le socialisme, les files d’attente ont poussé un peu partout dans les quartiers populaires pour s’approvisionner en denrées qui n’étaient pas particulièrement difficiles à trouver avant, résultat le plus visible de ces tentatives toujours vaines mais sans cesse réitérées de manipuler l’économie comme si elle n’était qu’une marionnette au fonctionnement relativement simple et prévisible. Effet que l’on ne doit pas tant à des manœuvres étrangères qu’à l’inutilité à moyen terme des mesures prises par le gouvernement depuis son arrivée au pouvoir. Certes ils peuvent bien essayer d’organiser des réponses spontanées aux problèmes qui se posent dans l’économie actuelle avec les JAP, les cordons industriels, s’agiter beaucoup, ces gens-là sont surtout doués pour discourir et créer les institutions. Mais nous pouvons tous faire des manifestes, écrire les sommaires des livres que l’on n’aura pas le courage d’écrire, dessiner les plans hasardeux d’édifices qu’on ne saurait faire tenir debout. Quant à pérenniser ce qu’ils inaugurent en grande pompe, c’est une autre affaire… Ils ont beau jeu de se glorifier de leurs intentions à leurs réunions inaugurales, il faudra être là dans six mois, dans un an, pour assurer le travail et faire fonctionner leur boutique… Ils bricolent des avions en cartons et croient être en train de créer des fusées capables de les déposer sur la Lune ! Et pendant qu’ils se persuadent comme ils peuvent que tout va, il y a ces grands champs peuplés de camions à l’arrêt, comme un vaste cimetière d’éléphants, qui paralysent un pays longiforme dépendant du transport routier. Et puis, autre effet secondaire du socialisme, la convivialité chilienne s’est perdue : Frei venait à pied à la Moneda lors de sa présidence ; ce serait totalement impensable aujourd’hui. Et pas seulement pour Allende : on a connu l’assassinat par le groupe d’extrême-gauche Avant-Garde [Vanguardia] Organisée du Peuple [VOP] de l’ancien ministre de l’intérieur, Pérez Zujovic, en juin 1971, avec des connivences plutôt douteuses du côté de l’UP et du ministère de l’Intérieur-même, mains sales en qui repose notre sécurité puisqu’il a le « monopole légal de la violence ». Le débat politique se fait plus rude, les médias parfois odieux. Les femmes en viennent aux mains elles aussi. Les esprits s’échauffent. On s’insulte. Directement ou par murs interposés. On se déteste. Les attentats fleurissent un peu partout. Hier encore des bombes placées dans une tour d’Entel2, à San Carlos, ont été désamorcées par des carabiniers, mais certains furent blessés. Patrie et Liberté, encore.
Et l’Armée… Il y a eu beaucoup d’hommages au général Schneider, pour la commémoration des deux ans de son assassinat.
Personne n’empêchera que s’accomplisse la volonté du Chili, que les forces armées font respecter.
Manuel Cantero, du PC lors de l’hommage au général décédé.
Cela pourrait être rassurant, témoignant du fait que tous les partis respectent sa doctrine3 aujourd’hui incarnée par Prats, et de voir qu’elle demeure toujours d’actualité sans qu’une tentative de caudillisme soit vraiment à l’ordre du jour, et ce malgré les annonces de coup d’Etat imminent qui sont un peu l’Arlésienne du pays depuis 1970. Pourtant, « l’armée est utilisée à des fins illégales » proclamait hier Aylwin au Sénat, ce qui n’est sans doute pas faux, toutes ces réquisitions, les arrestations des leaders des corporations ou les ouvertures de magasins par la force, étant indubitablement des atteintes au droit de grève et à la libre disposition de ses biens. Et, de facto, les militaires prêtent mainforte au gouvernement, jouant ainsi, même à leurs corps d’armée défendant, un rôle politique. Surtout si la stratégie de la CODE est d’amener le pays au chaos économique. On peut cependant aussi comprendre que, humainement, l’Armée n’ait pas envie d’assister à la famine du pays et sente que son devoir est d’approvisionner malgré tout le pays… Combien de temps pourra-t-elle rester dans cette neutralité d’équilibriste ? L’appel du général Bravo à rendre toutes les entreprises prises par leurs travailleurs en l’absence des patrons et des ingénieurs, sera de ce point de vue un bon test : réussira-t-il à faire reculer les avancées sociales des non-grévistes vers un retour à la situation antérieure ?
Je m’interroge, donc, mais en silence.
D’une part parce que je n’ai jamais écrit. Comme Socrate ou comme Jésus, je ne me suis pas donné cette peine-là – enfin, Jésus a écrit une fois dans le sable, ce qui en fait déjà un vendu. Plus précisément, je n’ai jamais écrit sous mon nom, jamais pour le grand public, et jamais sur des sujets où l’on m’attendrait. Il m’arrive de commenter l’actualité, c’est vrai. Mais ces réflexions parfois à l’emporte-pièce, de temps en temps provocantes et pas toujours fidèles à ce que je pense vraiment – lorsque j’ai un avis bien établi sur une question – s’envolent dans le vent de l’oubli quelque temps après que je les ai prononcées. J’aime aussi enseigner. C’est peut-être pour ça que je n’écris pas publiquement : il y aura toujours un épigone sans idées propres pour faire le travail à votre place ou un auteur sans vie suffisamment intéressante à raconter qui narrera celle qu’il vous empruntera. Au risque de déformer, mais on ne peut pas tout avoir. Aurais-je mon Platon, mon évangéliste ou mon Cervantès ? J’aimerais être là après ma mort pour le savoir…
Et puis, d’autre part, je rechigne très fortement à participer au débat politique.
Premièrement ce serait fatal à mon travail d’enseignant, non pas parce qu’avoir un positionnement politique me nuirait dans ma carrière : je ne serais pas le dernier à m’afficher ainsi, et mes idées, à l’Université Catholique, ne me seraient pas très préjudiciables. Pas les politiques, du moins. Mais préjudiciable à la possibilité de moduler, de nuancer, de revenir partiellement sur des choses déjà dites. Dès que vous faites de la politique, et par le jeu de l’orgueil et des querelles partisanes, vous en venez rapidement à ne plus défendre vos thèses mais simplement, par rancune, adversité et parfois haine, à vouloir démolir celle des autres. Ce qui est une défaite pour tout le monde.
Deuxièmement (ce que je suis chiant avec mes réflexes de rédacteurs de dissertation !) parce que je suis, même si la notion de nationalité m’est étrangère, d’un pays, la France, qui me confère un statut un peu à part. Comme la sommation sourde de la fermer. Et de fait, le gouvernement veut expulser 12 étrangers participant à des « agissements contre le gouvernement », agissements qui ne sont en fait que des non-agissements puisque ces douze commerçants et industriels ne sont coupables que de suivre la grève des corporations de patrons, en laissant fermées leur boutique ou leur usine. Non pas que j’aie peur de me voir rattraper par l’ostracisme des chantres de la tolérance et des apôtres de la liberté d’expression temps qu’ils sont dans l’opposition (mais c’est vrai aussi de la droite : savoir défendre tout et son contraire selon son intérêt actuel est un exercice de base de la pratique politique, et n’a rien de spécifique à la gauche), mais j’aimerais traverser cette crise sans faire parler de moi, et sans être récupéré par personne. Encore, avoir l’appui du PDC, comme pour les douze personnes impliquées, passe, mais surtout pas le PN !
Enfin je sais bien que pour le moment ce ne sont qu’intimidations vaines qui ne font que révéler la nature souvent xénophobe des gens de gauche, mais qui sait si en mars ils n’auront pas assez de poids pour faire basculer la constitution en faveur de leurs mesures discriminatoires… S’il faut partir je ne me ferai pas prier, ils n’auront pas à me chasser. Mais je ne veux pas qu’ils m’ennuient d’ici-là.
Faire valoir mon droit à me tenir loin d’eux.
Vœu pieu : hier des dirigeants étudiants pro-gouvernement, accompagnés par deux ministres4, ont pris le gymnase de l’Université Catholique, où avaient élu résidence des mouvements de droite – comme le Commando Patriotique de l’Université Catholique – soutenus par les travailleurs du Canal 13 (lui-même supervisé par le curé Hasbún). Ils viendront donc nous chercher partout, et à part se condamner au mutisme le plus complet ou se contenter de penser en avançant « masqué » le plus possible – ce qui est aussi une illusion qu’ils ne réclament pas seulement que vous vous absteniez de leur nuire, sinon une adhésion franche et active à leur programme –, il n’est pas de murs qu’ils ne sauront franchir. En attendant qu’ils tentent de pénétrer nos cerveaux…