§3. Les ondes ont été cadenassées parce que le gouvernement ne supportait pas que les radios d’opposition puissent encourager les citoyens à se joindre à la grève. Que les gens aient encore assez de force pour se rebeller contre le totalitarisme en marche dans le pays, que les plus capables ne se réfugient pas dans une région isolée comme dans l’Atlas Shrugged d’Ayn Rand, ou qu’ils ne quittent pas le pays comme d’autres l’ont déjà fait, mais décident de se battre légalement contre les parasites politiques, voilà bien qui choque les chefs mafieux décidés à vider les poches des travailleurs. Il y a quelque chose qui naît avec ce mouvement, je l’espère, comme une contre-révolution. Ce qui fait fulminer les socialistes et s’époumoner les communistes. Ils détestent qu’on se serve des mêmes techniques qu’eux, ils voudraient avoir l’exclusivité de la propagande, de la violence, de la coercition, du blocage, de la grève. Tous les outils qu’ils utilisent innocemment et quotidiennement comme des droits légitimes, deviennent des armes, des scandales, des affronts, dans les mains des autres. Ben tiens, il faudrait alors les interdire, museler les porte-voix. Ô comme on crie dans le poulailler ! Ces plumes qui volent : un spectacle divertissant.

La contre-révolution d’octobre, c’est simplement le fait que le pays se rend compte que les marxistes sont minoritaires et qu’il ne veut pas être entrainé dans le monde soviétique en suivant ces guignols aux théories fumeuses, qui assènent du « fascisme ! » à toutes les sauces pour nommer les idées de leurs adversaires là où il n’y a qu’un sursaut salutaire de l’ensemble des forces saines des habitants. (Dis)Qualifications minables permettant de faire l’économie de toute réflexion, diabolisations hâtives conférant un petit confort au paresseux à qui il est doux de faire partie du camp du Bien à peu de frais. Ils peuvent bien faire de la musique, comme hier soir et rebelote ce soir, ils peuvent bien marathoner encore à coup de trompettes et de guitares sur la Plaza de la Constitución, de moins en moins de gens veulent suivre l’avant-garde qui mène au chaos et à la répression policière généralisée. Après un an de leurre keynésien1 et de cadeaux inutiles, la majorité ne veut pas se lancer dans cette révolution, pas celle-là, pas avec ces gens-là, et la crise rattrape l’idéologie : qu’ils partent vite avant que cela ne dégénère pour de bon !

La contre-révolution d’octobre, c’est que les gens vivent encore !

J’allais m’énerver ou m’exalter à ma table d’un bar, avenue Providencia, où je regardai la télévision – n’est-ce pas une contradiction que de refuser de l’avoir chez moi pour la voir de temps en temps dans un bar ? – lorsque passe un des plus beaux exemplaires de la femme chilienne, dont je ne me lasse pas depuis trois ans, à la longue chevelure d’un noir éclatant sur une peau blanche éblouissante, l’air altier, le pas décidé et des yeux brillants comme deux phares éclairant ses pas dans la nuit d’une lumière troublante. Durant le petit paragraphe que j’ai lu d’elle, cet éclair, je n’ai vu, malgré sa mini-jupe provocante très à la mode seulement qu’une

bouche

d’un rouge in(can)de(s)cent avec un corps qui s’y accroche tout autour. Nombril du monde, siphon d’où pouvait s’écouler toute la réalité s’il s’ouvrait, il faut aller l’embrasser tout de suite pour sauver le monde de sa chute, ne pas laisser un répit à cet orifice dangereux, le combler ! L’addition s’il vous plait, et merde, je paierai demain, le patron me connaît bien, j’ai un prénom dans ce bar, ou nous mettrons ça sur le compte de l’oubli – qui, s’il avait sa propre ardoise, me ferait économiser bien de l’argent !

Je sors précipitamment sans regarder derrière moi, et la suis à 50 mètres sur l’avenue Providencia, puis à droite vers Antonio Varas… si elle rentre chez elle, nous serons donc voisins, avantages à court terme, ennuis à moyen, sur le long terme nous sommes… tous passés à autre chose. En avant !

Je la suis à 30 mètres maintenant, et quand je dis « suis » c’est bien être et non suivre, tant je suis en osmose avec ma proie, plongé en elle, rivé à ses pas, mais deux fois son rythme pour la rejoindre dans environ 15,46 mètres.

Je ne terminerai pas seul cette nuit.

Vous ne savez pas comment je vais faire, mais je vais le faire ; voilà ce qui, moi, Juan, me différencie de vous, les autres.

Note

  1. En 1970, « l’Aire de Propriété Sociale devint l’axe dominant [de l’économie chilienne]. […] Selon le plan basique de l’UP, la politique de stimulation de la consommation et de transformations économiques pendant la première année de gouvernement, devait être prolongée les années suivantes par une politique d’investissements et d’augmentation de la production. […] L’augmentation de la consommation privée et sociale du secteur populaire était un des objectifs principaux du nouveau gouvernement. Les buts étaient d’augmenter la production et la demande de manière simultanée, et pour réussir ceci (…) diminuer de façon drastique le chômage, effectuer une redistribution à grande échelle des ressources en faveur des salariés et réduire l’inflation par le moyen de l’augmentation de l’offre (abastecimiento), tout en adoptant des mesures administratives pour contrôler les prix de la plupart des produits. » [Israel Zipper 2006, 35-37].

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