§2. Aujourd’hui j’ai assisté à mon quatrième cours de marxisme. Jorge, le “prof”, ayant dû partir à Chillán pour d’autres tâches importantes, avait été remplacé par Lucas. Mais ce n’est pas le plus important car j’ai assisté au début d’un événement inédit à ma connaissance : une grève générale des patrons. Le « Plan Septembre » est donc arrivé, avec un mois de retard. Du moins pour la partie visible des choses, il y a sans doute d’autres machinations qui se trament. Les patrons qui s’arrêtent de travailler et se « retirent », je n’aurais pas imaginé ça ! Et pourtant si, depuis avant-hier, et pour une période indéfinie, les membres de la Confédération des Propriétaires de Camions du Chili n’ont pas fait sortir leurs véhicules, afin de protester contre la possible nationalisation de leur secteur d’activité. Du moins les hommes de León Vilarín se servent-ils de rumeurs venues du sud pays pour débuter un coup de force purement politique. Avec un résultat probant puisqu’après les deux provinces épicentres du mouvement, Santiago est aussi touchée et l’état d’urgence y a été à son tour proclamé. Il est tard, nous travaillons demain, nous sommes sur le qui-vive mais fatigués. Agustín vient de rentrer ou :

  1. d’une distribution de produits à vendre dans une JAP : l’organisation du ravitaillement repose en partie sur la bonne volonté du peuple, encadré plus ou moins par l’Etat
  2. de la surveillance de son entreprise contre le sabotage patronal : ils veulent détruire le pays pour nous faire plier mais nous résisterons et le ferons avancer sans eux
  3. d’une réunion syndicale : les travailleurs doivent pouvoir s’organiser pour pallier l’absence de leurs anciens maîtres (et empêcher qu’ils le redeviennent à l’avenir)
  4. d’une réunion de parti : l’Unité Populaire a besoin de toutes les forces vives pour avancer
  5. d’un rendez-vous amoureux ? : Agustín ne parle jamais de sa vie intime, comme si elle n’existait pas, ce qui est peut-être vrai d’ailleurs, mais cet homme ne peut-il être qu’un Chilien entièrement dévoué à son pays comme un ecclésiaste l’est à Dieu ?

Il vient s’affaler à côté de moi sur le canapé de velours, sans rien raconter, évidemment, comme toujours, et me demande comment je vais dans une fraternité muette.

— Agustín, tu as noté un problème à la radio ? — lui demandé-je alors qu’il s’est déjà relevé pour s’affairer à je ne sais quoi qu’il avait oublié.

— Ils ont coupé les émetteurs radios il y a peu.

— Ah les cons, pourquoi ? Il faudrait dénoncer ce chantage ! Il faut qu’on sache ce qui se passe !

— Je crois qu’ils ont tout bloqué pour éviter d’envenimer les choses. Les radios d’opposition n’y sont pas allées de mainmorte non plus, parait-il, et le gouvernement a préféré calmer les esprits.

Je ne connais pas mon colocataire depuis longtemps – un mois à quelques jours près – mais je vois bien que j’ai devant moi l’Agustín du pied de la montagne, soucieux, à peine présent lorsqu’on lui parle, nerveux, les cheveux plus ébouriffés que d’habitude, son tic de se passer les mains dans ses boucles s’amplifiant lorsque quelque chose le contrarie. Je ne peux rien faire pour le rassurer, j’avoue être moi aussi atteint, un peu, de temps en temps, par le doute. Si Natalia était là elle saurait nous secouer, nous pauvres mâles, son énergie irradierait, on ne flancherait pas ; Natalia qui pourrait me contacter… je n’ai pas de nouvelles depuis son emménagement (pour lequel elle ne nous a pas demandé d’aide, d’ailleurs… qui s’en est chargé ? Vit-elle avec un autre homme ? Le père de Pablo ? – je ne lui ai jamais posé de question à ce sujet. Ai-je finalement rêvé cette nuit à Valparaiso ? Regrette-elle ? Ne la verrai-je plus jamais ?).

De retour de sa chambre, il se prépare un thé. M’annonce qu’il n’a pas pu, qu’il avait une réunion, trois possibilités à barrer, donc, ses fameuses réunions dont il ne me parle jamais et auxquelles je ne suis pas invité. Alors je ne lui raconte pas qui j’ai vu ce soir sur la Place de la Constitution et je vais me coucher. Dans le silence lugubre de notre maison.

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