§11. Il est tôt le matin. Mon étudiant français semble gêné que, contrairement à la première fois, je le traine dans les quartiers moins huppés de la ville, et que je sois moi-même habillé comme un des habitants du quartier alors que lui va faire dépareillé dans cet environnement qui n’est pas le sien. Il va falloir te salir un peu les chaussures, l’ami, et ouvrir tes narines à des arômes exotiques…

— Regardez le génie humain à l’œuvre !

Nous faisons face à une queue d’une centaine de mètres, ce fait social que même El Siglo a pris pour sujet dans ces derniers numéros, des journalistes allant y interroger des gens, qui n’ont rien d’autre à faire. Celle-ci a sa source devant un magasin encore fermé, sur lequel sont listées toutes les denrées de base que l’on ne pourra pas trouver ici… Après rapide enquête, nous apprenons que les gens de la queue ne savent pas ce qui va être mis en vente.

— Et ils font quand même la queue ?

— Oui, l’important est qu’il y ait quelque chose à acheter. Avec l’inflation, tout ce que l’on peut acheter aujourd’hui vaut mieux que de le faire demain. Et même s’ils n’ont pas besoin de ce qui va être vendu, soit ils le revendront en faisant une petite marge, soit ils le stockeront en prévision des jours où ils ne pourront plus le trouver. Mais ce n’est pas ça que je voulais vous montrer, ceci n’a rien de bien surprenant. Allons boire un café, à l’établissement d’en face.

Le temps de traverser la petite rue et de nous asseoir, de commander un thé faute de café, …un thé, bien fait pour moi de m’être moqué du manque d’adaptation de cet élève venu de l’odieuse France capitaliste, un thé, et nous regardons naître tout un écosystème autour de cette simple file. Un thé…

Tout d’abord ce sont les vendeurs ambulants qui font rapidement leur apparition : l’un vend à grignoter, l’autre à boire, un autre encore propose un journal probablement déjà lu dans les quartiers d’affaire et qu’il refourgue de seconde main, afin de permettre aux membres éphémères de cette petite réunion spontanée de supporter une attente à la durée inconnue et très variable. Ensuite c’est la pluie qui se met à tomber un peu, si rare en ce moment, comme si la météo voulait encore noircir le trait de la petite leçon de choses qu’en Rousseau improvisé je voulais donner à mon petit Emile importé de loin. Aléas climatiques qui confèrent à notre place abritée un petit côté privilégié qui semble encore plus incommoder mon étudiant : que l’on voit la différence sociale n’était pas pour lui plaire, mais qu’en plus nous soyons dans une situation d’observateurs protégés, espèce de colons détachés et potentiellement moqueurs, comme à un spectacle de rue, ça fait beaucoup pour ses idées égalitaristes. Je le comprends d’un côté : ne partagé-je pas les idéaux de 1789 comme lui ? Sans doute aurais-je été du côté des dominés dans une société de statuts figés comme les anciennes colonies, mais là je suis à lui montrer le socialisme en acte. Je n’ai pas voté du tout en 1970, car étranger – et encore c’est plus compliqué – toujours est-il que je n’aurais sûrement pas voté UP, donc je ne me sens pas en tort. On peut ne pas avoir conscience de la portée de ses choix, pourtant leurs conséquences ne font pas de tri entre ceux qui savaient et les autres… non aucun ne savait, c’est idiot : si les hommes comprenaient le socialisme, tout le monde le rangerait sur le rayon des fausses bonnes idées ; mais ils pouvaient savoir Orwell, Mises, Hayek, Solzhenitsyn, et bien d’autres ont écrit pour eux…

— Regardez — lui dis-je pour le reconcentrer — celle-ci est une colera, c’est-à-dire une personne qui prend sa place dans la file et la revendra par la suite lorsqu’on saura ce que c’est. Ou qui se fera donner de l’argent par un commanditaire, contracté pendant qu’elle tient sa place, lui achetant le produit en se prenant une marge dessus. Et son travail, le service qu’elle propose ce n’est que ça : tenir une place ! Mais elle fait gagner beaucoup de temps à qui fait appel à elle.

Mon petit Ingénu anthropo-ethnologue, mon civilisé perdu chez les sauvages, prend des notes. Andouille : ouvre tes yeux et regarde pleinement au lieu de passer ton temps à regarder ton carnet !

— Toute une série de règles se sont mises en place, tacites ou discutées âprement lors de batailles casuistiques passionnantes d’un point de vue théorique, des trésors de microsociologie : peut-on faire garder sa place le temps d’aller aux toilettes, ou est-elle perdue ? Peut-on faire passer un proche avec soi…

— Il parait évident que ce devrait être impossible, non ?

— Une fois, j’ai assisté à une discussion acharnée puisqu’une personne avait été officiellement rejointe dans la queue par sa famille, les trois membres de la même famille constituant, aux yeux des autres, un seul groupe – un seul tour, un seul droit d’acheter. Puis arrivés devant le présentoir les trois, tous majeurs, ont voulu acheter séparément… La question des plus faibles – personnes âgées, femmes enceintes – aussi est intéressante : ont-ils des passe-droits, ou considère-t-on qu’ils n’ont rien à faire dans ces épreuves sportives, n’ayant qu’à se faire « représenter » par des plus jeunes… ? Et puis des trésors pour le sport puisque la violence passe parfois du mauvais côté de la frontière : je goûte surtout la lutte chileno-romaine féminine, non pas parce que leur façon de se battre physiquement est moins académique que celle des hommes qui est d’un classique ennuyeux, mais parce qu’en plus le langage y est plus inventif. Un sport complet ! Je pense qu’on devrait réunir une équipe interdisciplinaire de linguistes, d’ethnologues, de sociologues, de politologues, d’économistes, de psychologues et même d’un psychanalyste, puisque c’est la mode, et qu’ainsi ce serait plus facile d’obtenir le financement, le tout chapeauté par un philosophe, eh oui, toujours la philosophie qui dirige l’orchestre, et monter un laboratoire.

— C’est vrai ?

— Et si vous voulez vous faire de l’argent de poche, montez un service de paris. Installez-vous ici, par exemple, commencez par faire miser les gens sur le fait qu’il y aura des rixes ou pas. En plus, ça, c’est facilement trucable. Ensuite si une rixe a lieu, faites parier sur l’identité du gagnant ou de la gagnante.

— C’est un peu immoral, quand même !

— C’est surtout pour rire, nigaud ! Enfin pour le laboratoire, je ne plaisante qu’à moitié. Trouvez un bon soutien, pipotez un bon dossier, et qui sait ? Commencez par quelque chose d’un peu politique – j’entends marxisant, évidemment, vous êtes en sciences humaines : Aliénation et file d’attente. Où vous expliquez dans un premier temps que la file d’attente est fasciste parce qu’elle empêche la créativité, qu’elle range les individus en série monotone où ils ne sont plus qu’un numéro, que cette pratique vient des EUA, inventée par des managers, payés par la ACI, comme technique d’acceptation inconsciente de l’assujettissement des masses… Et puis quand le Parti Communiste vous fait remarquer – parce que vous vous affiliez, cela va sans dire, pensez à votre carrière – qu’il y en a plein en URSS et dans tous les pays où ils mettent en place leurs principes économiques, un peu avant de vous faire excommunier, vous écrivez un deuxième volet, La file d’attente. Propédeutique à l’émancipation, où vous expliquez que, finalement, la file d’attente est une pédagogie populaire destinée à apprendre la patience et l’ordre à l’Homme Nouveau, faisant corps, l’espace d’un moment partagé, avec des inconnus avec qui ils ont le temps de fraterniser et de se socialiser, loin de l’excitation bourgeoise et de la superficialité capitaliste qui, en apportant tout instantanément aux gens, en fait des êtres capricieux et creux prêts à la dégénérescence civilisationnelle… Et si des plus malins vous font remarquer que, malgré l’introduction ampoulée où vous expliquez entre les lignes que vous pouvez tout dire et son contraire sans pour autant être ni un sophiste, ni un nihiliste, ni un relativiste – lire pour exemple l’introduction de L’archéologie du savoir de Michel Foucault qui est un modèle du genre – vous brodez une jolie fumisterie dialectique qui sera le sommet de la première partie de votre carrière.

Il me regarde avec un air grave, couvant quelque chose de profond et d’intelligent.

— Vous ne croyez plus dans l’Université ?

— Si. Je suis comme Loth, je sauverai Sodome et Gomorrhe pour un seul être formidable, savant et sérieux qu’on y trouve ! Vous savez, l’université c’est comme lire un livre de poésie : beaucoup de cailloux à remuer avant de trouver une pépite qui justifie à elle seule toute l’encre gâchée.

Le magasin ouvre, enfin, excitation collective, un peu d’agitation immobile. J’espère que ça bout dans son petit crâne d’étudiant me rappelant cette année passée dans le sud de la France, près de la Méditerranée, les charmes de la Provence, et mes passages amusés de l’autre côté de l’espèce de Mur de Berlin qu’avait instauré la fac de droit pour empêcher les barbares de gauchistes de venir envahir leur université penchant bien à droite, et où se trouve encore le dernier bastion de libéralisme français, perdu dans tout ça, petits gaulois sympathiques occupés à se lancer des poissons avariés à la figure.

— Tenez, regardez : que se disent-ils, s’il vous plait ? Je ne comprends pas tout de l’espagnol chilien… — me demande-t-il un peu gêné.

— Notre colera est en grande discussion avec une madre décidée à ne pas la laisser vendre sa place, que c’est contre l’esprit des JAP et de l’approvisionnement populaire, l’autre lui répondant – à raison – que ce n’est pas une JAP mais un magasin privé, et celle-ci de rétorquer – à raison aussi – que l’esprit reste le même et qu’on n’est pas là pour faire de la spéculation mais nourrir sa famille, elle use plein d’arguments désintéressés et patriotes, bien entendu, etc. Vous salez tout ceci avec des grossièretés et voici notre débat.

Nous regardons les autres s’en mêler, et j’avoue que même-moi je peine à suivre ce qui se dit.

— La peste et la colera— lui dis-je.

— Pardon ?

— A défaut d’une étude scientifique, au pire vous pourrez en tirer une fable de la Fontaine. A vous de trouver la morale.

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