§10. Je suis dans une maison santiagaise avec les membres de la Confrérie Nautique du Pacifique Austral, que j’ai rejointe fin 1969, réunissant des individus partageant l’amour de la voile et du yachtisme, et qui est aussi un endroit où l’on parle facilement politique, surtout depuis la présidence Allende, vu qu’il regroupe des militaires de hauts rangs dans la Marine, de grands entrepreneurs, des économistes, …et un philosophe. Ou peut-être deux si on se souvient que René Silva Espejo, a été professeur de cette matière avant de se consacrer aux médias, il y a une quarantaine d’années.

J’avoue très honnêtement apprécier ces hommes, et être autant intéressé par le carnet d’adresse que cette passion commune me permet d’avoir, que par cette atmosphère de conspiration qui y règne encore plus ces derniers temps, lorsque les langues se délient un peu. Même si je ne suis partie prenante d’aucun complot, il y a bien quelque chose de grisant à se savoir dépositaire de secrets qu’ignore le commun des mortels, et ce même si je ne participerai et ne soutiendrai aucune action visant à renverser illégalement l’actuel gouvernement. Nous en sommes au dessert, et, les bouteilles n’étant plus pleines – mais les gens qui m’entourent sont loin de l’être cependant ; en cette matière il n’y a pas forcément de relation inversée, la mécanique des fluides chargés d’ivresse ayant souvent un comportement chaotique – la franchise est de mise. C’est Hernán Cubillos qui, demandant des nouvelles récentes du Commodore de la confrérie, Agustín Edwards1, à l’ex-philosophe qui le remplace à la direction du Mercurio, a commencé à déclencher les hostilités, en s’adressant très clairement à l’amiral José Toribio Merino, chef de la Première Zone Navale.

— Ce n’est pas si simple, Hernán — répond celui-ci à Cubillos, après l’exposé de ses raisons. — Tu sais très bien qu’on ne rompt pas cette tradition, si honorable, de laisser l’Armée chilienne en dehors de l’arène politique sans y avoir mûrement réfléchi. Le Chili n’est pas une république tropicale, et nous ne sommes pas des caudillos aventuriers. Et même si la presse et le monde entrepreneurial nous aident, ce n’est pas vous qu’on montrerait du doigt et qui porteraient les responsabilités les plus lourdes en cas de coup. On ne fuira pas les nôtres, mais…

— Justement, mon amiral, dans quinze jours Allende part pour quelques temps.2 Profitons de ce que le général soit Carlos Prats soit Président par intérim pour renverser ce gouvernement !

D’un léger hochement de tête de son supérieur hiérarchique, Patricio Carvajal, vice-amiral, obtient la permission de répondre :

— Cela supposerait qu’il soit des nôtres. Or, ce n’est évidemment pas le cas. S’il n’y avait que la Marine, tout se ferait simplement, rapidement, sans effusion de sang inutile. Il pourrait y avoir consensus à Valparaíso où la Marine contrôle la zone et où le général Sergio Arellano Stark, et avec lui l’Armée de Terre, partagent très activement nos vues. Le général Leigh3 est en train de sonder les uns et les autres afin de rassembler les hommes décidés à sauver la Patrie – la position du général Ruiz4 est assez indéchiffrable. Par contre, je t’assure qu’hormis dans quelques zones, l’Armée de Terre serait assurément divisée, les Carabiniers aussi.

— Te rends-tu compte de ce que signifierait une guerre civile ? — reprend calmement Merino. — Combien de milliers de morts ? Combien de jours de lutte ?, correspondant à autant de temps durant lequel l’économie serait encore plus en déroute qu’elle ne l’est… Qu’y gagnerions-nous ?

— Nous ne savons même pas encore quel est le niveau d’armement et d’entrainement des groupes armés de l’Unité Populaire, des soutiens extérieurs qu’ils pourraient obtenir de l’étranger… Si, de plus, nous ne sommes pas unis et devons faire face à un nombre inconnu de frères d’armes, les incertitudes sont trop grandes… — rajoute Arturo Troncoso Daroch, vice-amiral lui aussi.

Peu convaincu, ou volontairement sourd aux trois réponses concordantes qui viennent de lui être faites, Cubillos s’entête :

— Néanmoins, l’occasion est rêvée ! Allende sorti, nous pouvons prendre le pouvoir rapidement, obtenir au moins la neutralité de Prats et le maintenir sous surveillance dans sa maison, pendant que nous proposons une transition pacifique au pays, en prenant le pouvoir. Allende n’a-t-il pas bataillé pour que l’Armée entre dans ce gouvernement, malgré les réticences des généraux ? Je suis sûr qu’au fond de lui il aimerait qu’on lui prenne sa place pour le sortir de l’impasse, car il ne pourra jamais reculer, maintenant, il a des AK47 pointés dans le dos qui lui interdisent toute volte-face ou même tout arrêt. On pourrait annoncer de nouvelles élections présidentielles après interdiction des communistes, comme l’avait fait Videla5, et après protestations d’usage des uns et des autres, rendre le pays calme pour au moins quelques décennies.

— Tu as peut-être raison pour ce qui est de son for intérieur — reprend Merino — sans doute que le Président est un homme assez intelligent pour comprendre qu’il ne peut pas faire autre chose que d’enfoncer le pays, surtout pas avec les Altamirano et Enríquez ou autres excités avec qui il doit composer. Ou se retirer. Mais dans les faits nous nous retrouverions non seulement avec un Président en exil qui proclame sa légitimité à qui voudrait l’entendre et qui deviendrait un héros, pendant qu’en plus de tenter de préserver l’ordre et la paix dans le pays, nous devrions gérer le chaos que les hommes politiques nous ont laissé. Je suis un soldat, j’ai mon honneur et mon sens du devoir là où l’homme politique poursuit sa quête de pouvoir et l’appétit de son ego, et j’accomplirais mon devoir même dans l’adversité et l’incompréhension. Seulement, être insulté par ceux qui ont laissé les déchets que nous devrions venir nettoyer, puis devoir repartir, ma tâche accomplie, sous les reproches – je ne demande même pas un merci – cela me parait un peu dur à avaler. Et ce, d’autant plus, à cinq mois des élections qui verront peut-être la CODE gagner largement et obliger le Président à démissionner, s’il n’est pas destitué légalement… Ne serait-ce pas un non-sens ?

Respectant le protocole, même entre amis un soldat demeure toujours un soldat, même un dimanche, Arturo Troncoso Daroch attend de s’assurer que son supérieur ait fini pour ajouter :

— Je pense le général Carlos Prats de bonne foi, pour ma part, lorsqu’il nous dit que l’Armée se retirera après les élections du 4 mars. Nous devons attendre l’issue de ce scrutin. La DC doit avoir compris ses erreurs de 1970 et pouvoir s’entendre avec le PN, ils gagneront sans doute facilement. Dans deux autres cas, résultats sans victoire nette ou victoire de l’UP, ce serait plus compliqué, mais nous n’en sommes pas là et ne pouvons agir en fonction d’un avenir que nous ne pouvons pas connaître. Le plus sage est sans doute de nous tenir prêts et sur nos gardes au cas où la frange belliqueuse de l’UP deviendrait majoritaire, mais ne précipitons rien.

— Précipiter… deux ans qu’Allende est là tout de même — vient nuancer René, l’ex-philosophe, en soutien au civil esseulé jusqu’ici dans la conversation.

— Il n’y aurait peut-être pas eu de gouvernement Allende du tout, si le général Viaux n’avait pas échoué si manifestement dans son plan…

Et, de fait, le souvenir de cet évènement fâcheux et contre-productif qui a coûté la vie à un homme respecté et apprécié, pour des manigances hasardeuses, semble couper court à la conversation, Cubillos ayant du mal à défendre sa position, même si l’on comprend son envie d’en finir au plus vite. Roberto Kelly6 se fait petit dans son fauteuil, il sait que nous (je ne sais pas vraiment si je fais partie de l’équipe informelle ou non) ne sommes pas prêts à fournir une doctrine économique applicable par l’Armée si elle prenait le pouvoir dans …un mois à peu près. Ces journalistes, comme les intellectuels, n’ont pas les pieds sur terre… Et c’est ce que j’apprécie chez les officiers, tous les étages instruits dans la pyramide militaire. Leur sens des responsabilités, l’honneur, la droiture, l’efficacité, la clarté, certains ont même une certaine sensibilité humaine et artistique et sont d’une conversation tout à fait agréable. Obtus, peut-être, parfois peu sensibles aux nuances au risque d’être trop sûrs d’eux, d’un style trop épuré pour entendre une certaine complexité problématique, mais les philosophes, au moins ceux de cette génération qui ne tombent pas dans le pur verbiage, ne sont-ils pas non plus, lorsqu’on gratte la couche d’hermétisme que créé le vocabulaire propre de chacun d’eux, aussi fermés d’esprit ?

Et puis les vrais héros des tragédies que les anciens grecs furent les premiers à écrire, ce sont peut-être eux. Certes, j’ai pris part aux révolutions de salon, qui se livrent à coup de citations, luttes livresques pour défendre des interprétations géniales et novatrices bouleversant la façon de lire un texte, et je m’y suis engagé de bonne foi, fût-ce pour un auteur ou sur un sujet qui, a priori, pouvait m’indifférer au plus haut point auparavant. Les mots « Formes » et « Idées » de Platon : synonymie ou différence ? Descartes écarte-il la folie dans ses Méditations métaphysiques comme le propose Foucault ou faut-il croire Derrida sur le sujet ? Consubstantiation ou transsubstantiation ? Pélage ou Augustin ? Et une fois passé le seuil de la question sur lequel s’arrêtent la plupart des gens, en se disant qu’il n’y a là que querelles de dépressifs ou d’oisifs, une fois entré dans la salle de bal comment ne pas se laisser prendre à la danse ? Démiurges que sont les savants et les hommes de plumes ! Mais j’étais l’autre jour près de Tobalaba, à quelques manzanas de chez moi. J’y ai vu le général Guillermo Pickering venir affronter une foule hostile, en personne, sans laisser la charge de cette tâche à son second, comme il aurait pu le faire (j’ai su un peu plus tard le dessous des cartes), pour faire respecter l’arrêté du général Bravo lui demandant de faire cesser l’émission de Radio Minería. J’ai vu cet homme digne et beau faire face aux parlementaires de la CODE venus lui faire la leçon :

— Messieurs, je suis né dans une caserne, j’ai grandi dans un milieu intimement lié à l’Armée de Terre, j’ai tout appris à l’Ecole Militaire et tout ce que je suis, je le dois à mon institution. Je pense seulement comme un militaire.

Nouveau relayeur dans la course sans fin de la Banalité du Mal ? Imbécile administratif grâce à qui les plus effroyables génocides peuvent arriver ? Complice d’une infraction à la liberté d’expression, que ses supérieurs ont décidée au nom d’un pragmatisme problématique ? Sans doute, un peu. Mais aussi un homme qui va à l’encontre de gens dont il serait proche, sociologiquement et idéologiquement, agissant peut-être à l’encontre de ses croyances intimes, pour faire respecter un ordre donné par un général qui, comme lui, n’est pas « marxiste » ou « communiste », comme on l’a taxé de manière risible le lendemain, et qui repart avec quelques impacts de balles d’arme légère dans la porte de sa voiture, et qui fait tout ceci par ce qu’il le doit.… Et, maintenant, j’ai devant moi, de l’autre côté de l’échiquier, non plus du côté des légalistes mais des interventionnistes, ces hommes qui font face à leur propre responsabilité et tentent de penser la meilleure façon de changer les cours de ce pays qui semble foncer droit vers un mur, en épargnant le plus de vies. Lesquels sont les Créon et lesquels les Antigone, ce n’est sans doute pas si simple, mais là où la théorie peut manier des concepts avec légèreté et parfois gourmandise, ces hommes-là ne croisent pas des mots mais des morts et des vivants, des êtres humains, et s’ils n’ont pas signé de pacte avec la politique, voilà qu’elle traine les uns ou les autres, chacun à leur façon, dans un territoire dans lequel ils ne voulaient pas s’engager. Prats est ministre de l’Intérieur et vice-président, Merino sommé de faire alliance avec des gens qui décident d’enfreindre la loi, avec tous les risques que cela comporte, puisque les alliances fondées dans la trahison (trahison à la lettre de la Constitution du moins ; à son esprit c’est discutable et discuté…) ne laissent aucun des participants à l’abri d’un retournement…

Nous sortons tard dans la nuit, ces heures creusées sur le sommeil au fin fond du noir, à la seule lumière des réverbères, ces heures entre parenthèses, Paradis des solitaires que nous n’avions plus le droit d’explorer en plein air pendant le couvre-feu, nous autres habitants du Chili. Nous fonçons sur Providencia, l’avenue pas la commune, sachant que l’unique autre du « nous », ici, puisque les 9 millions d’habitants ne tiendraient pas dans sa voiture, c’est Roberto, qui, après m’avoir dit dans la voiture, « nous devrions accélérer la mise au point du programme économique de rechange » (suis-je, dans ce cas-là, compris dans le « nous » ?), me dépose sur le parvis de la Bibliothèque Nationale. Mon lieu de travail préféré – avec les salles de classe lorsqu’elles sont remplies d’étudiants motivés – me fait face, vieux bâtiment du début de ce siècle et ses marches menant vers d’immenses portes, classique mais toujours efficace mise en scène de l’ascension vers le Savoir. Cette bibliothèque qui un jour contiendra les livres où l’on parle de nous, petits riens pris dans ce flot, et qui sauront comment tout ça termine, qui nous diront qui de Carlos Prats et Guillermo Pickering, José Toribio Merino et Gustavo Leigh, Salvador Allende et Luis Corvalán7 ou Carlos Altamirano et Miguel Enríquez, finissent par assumer la lourde tâche de l’emporter, et où des jeunes qui n’auront pas eu d’autres rébellions à mener que de défendre devant leurs parents leur envie de fréquenter le silence des bibliothèques plutôt que de gagner de l’argent, viendront nous juger, connaissant, eux, la fin des batailles que nous menons sans même les appréhender parfaitement. Je laisse derrière moi l’ombre de ce bâtiment et toutes mes questions pour m’enfoncer vers le quartier Lastarria, en longeant un peu le Cerro Santa Lucía. Un immeuble m’attend, avec en son troisième étage un appartement, et une porte qui n’est pas fermée à clef, comme convenu (s’ouvre avec un léger grincement pourtant ressenti comme une explosion dans ce silence alentour), une chambre qui contient un lit dans lequel je me couche, après m’être débarrassé de tout ce qui ne sert qu’à l’extérieur, où dort une femme, douce chaleur, auprès de laquelle je m’allonge, qui me sent, se réveille un peu, m’enlace en collant ses lèvres aux miennes, dans un petit râle à cheval entre son rêve et mes sens éveillés ; après tous ces doutes, grandit en moi une fragile évidence que son sexe viendra confirmer dans le noir et loin de tout bien qu’en son beau milieu. Conspiration de nos plaisirs bien décidés à renverser la nuit, à la mettre hors d’elle et sans dessus dessous, dont aucune bibliothèque au monde ne gardera trace.

Notes

  1. Cf. note en 1. I §8.
  2. Les temps obscurs de la révolution, les temps du conditionnel, les temps du dos où l’on se baigne avec délectation, etc. [Note de Juan, moqueur, d’une part, aimant relever les fautes d’espagnol des autres, et qui trouve, d’autre part, que c’est un peu trop sérieux tout ça.]
  3. Chef de l’Etat-Major des Forces Aériennes.
  4. Commandant en chef des Forces Aériennes.
  5. Président de la République chilienne entre 1946 et 1952, Gabriel González Videla, bien qu’élu à la tête d’une coalition rassemblant des radicaux, des libéraux et des communistes, fit passer, en 1948, la Loi nº8987, dite de Défense Permanente de la Démocratie interdisant le Parti Communiste. On la surnomme aussi la loi « maudite » ou « scélérate » (“Ley Maldita”). A ne pas confondre avec Jorge Rafael Videla (1925-2013), l’Argentin, dont on rappellera les hauts faits en 1. XV §14 (n’allez pas voir !).
  6. Ancien de la Marine qui a préféré suivre une carrière dans le civil, il reste lié à de nombreux militaires, et c’est lui qui est non seulement à l’origine, avec Agustín Edwards et Hernan Cubillos, de la Confrérie, mais aussi l’initiateur du groupe d’économistes chargés de rédiger pour la Marine un plan économique de rechange pour l’après-Allende, groupe que l’on a croisé en 1. II §9.
  7. Secrétaire général du PC.

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