§14. Je m’assoie, assez intimidé, c’est la première fois que je le rencontre. Il a l’air assez pressé. Je ne sais pas du tout ce qu’il me veut

— Bon, nous en sommes où dans votre roman ? Chapitre XV, déjà, non ?

— Exactement, Monsieur. Au niveau de la chronologie, nous en sommes au 28.07.1973.

— Et donc plus de 370 000 mots pour un pays qui compte combien d’habitants ?

— 16 millions, d’après Wikipedia.

— Ah. Vous avez fait une école de journalisme, vous…

— Non… pourquoi ?

— Rien. C’est un marché ridicule. Bon, au moins presque toute l’Amérique du Sud parle espagnol, mais je suppose qu’ils se détestent entre eux et ne lisent pas les littératures des voisins. Ils n’ont même pas d’équivalent de notre Communauté Européenne, n’est-ce pas ?

— C’est un vieux rêve, ça se met en place, mais…

— Le Chili… Il y a 50 ans… Combien de victimes ?

— Un peu plus de 3000…

— 3000 ? On en est à plus de 100 000 en Syrie, série en cours ! Et attendons les chiffres officiels de la guerre OTAN-Russie en Ukraine, ça va exploser le compteur ! Et là aussi la série est en cours et les morts sont plus frais, plus blancs, Européens même, donc ils comptent, plus porteurs de polémiques, plus vendeurs.

Je reste interdit.

— C’est quoi son problème à votre auteur avec cette vieille histoire ? Une affaire personnelle ? Un témoignage direct ? Vous êtes un proche d’un des protagonistes célèbres ?

— Je ne sais pas, Monsieur. On ne sait pas qui a écrit ce texte… C’est peut-être une femme, d’ailleurs. Le texte prétend ne pas avoir d’auteur…

— Mmmm… Avec un livre politique dont les trois personnages principaux sont des hommes ? Croyez-en mon expérience, ça sent les bourses pleines, tout ça. Encore un de ces snobs qui ne veulent pas entrer dans la société de con-som-mation, qui ne veulent pas montrer leur petite bobine sur la couv’ ou faire de la basse promo dans les medias parce que c’est avilissant. Couillons : et comment elle fait, leur œuvre géniale pour se vendre si personne ne la connait ? Comment on leur file un chèque pour bouffer si on leur écrit pas une histoire à vendre au public, lui qui achète autant l’image de l’auteur.e que le texte dont il se fiche, au fond, la lecture de romans assure la même fonction que la cigarette ou les chiens qu’on promène : parler avec les autres, avoir des sujets de conversations qui vous qualifient comme membre d’une certaine caste. Et pourtant on fait ce qu’on peut avec leur minois d’intellectuel, parce que même Photoshop ne peut rien pour lui, vous croyez quoi ? Si les auteurs étaient beaux ils feraient de la télé, ils ne passeraient pas leur vie à se cacher pour écrire seuls devant leur ordinateur (enfin quand ils écrivent sur ordi, parce que j’ai encore des tocards qui arrivent avec leurs cahiers d’école illisibles et obligé d’engager un Champollion pour une prose qu’on aura oubliée une semaine après la sortie du livre !)… Ils m’enquiquinent, ces écrivains ! Ou prétendus tels… Vous voyez, là ? (Il se lève.) Voici ma pile de tapuscrits de petits éplorés qui me racontent la vie de feu leur père ou de leur mère défunte, des récits extraordinaires, des migrants qui réussissent, des orphelins valeureux, des rescapés de guerre (10 rwandais, 23 ex-yougoslaves, tenez j’ai même reçu hier un communiste qui me raconte l’enfer à l’Est et une arménienne son génocide ! Et sans parler des histoires sur la Seconde Guerre Mondiale !). Là, les super héros qui me racontent comment ils ont maigri, guéri leur cancer, vaincu leur timidité… et qui ne sont sans doute pas attardés à lire les 4978 livres déjà publiés sur le même sujet, sans quoi ils seraient encore en train de lire plutôt que d’apporter leur pierre superflue à ce grandiose édifice de témoignages… Là, les chagrins d’amour (il me montre un mur entier), allant du videur du Copacabana d’Angers désirant prouver à son ex, chèfe de rayon dans un supermarché de la ville, qu’il l’aime au point de raconter son histoire, à la gamine du 16ème, obscure fille de, qui nous ausculte son nombril plein de pus et de larmes, assure le recensement de ses grains de beauté, et qu’on devra publier pour faire plaisir à son père et parce qu’elle fait un peu de name dropping bienvenu. Là, les puceaux wertheriens qui trouvent que la vie est naze parce qu’ils n’arrivent pas à coincer une bourrée à la sortie de boite, et juste à côté, les nanas qui nous font le menu de leurs orgasmes en nous apprenant, tenez-vous bien, que baiser c’est plutôt bien dans la vie, rebellons-nous ! Et tous, évidemment, doivent être publiés, vous comprenez… Tout le monde écrit dans ce pays, et personne ne lit… Alors le Chili d’il y a 50 ans, donnez-moi un argument qui m’excite un peu…

— Ce fut la dernière grande tentative de révolution marxiste pacifique. Le peuple de gauche (celui qui lit) de l’époque (génération aujourd’hui bien établie dans la société avec un pouvoir d’achat non-négligeable) y a vu une solution novatrice et s’est beaucoup identifiée à elle, dès 1970. Ensuite le coup d’Etat leur a offert de belles occasions de prouver leur moralité dénonciatrice, d’autant plus que Pinochet, présenté comme la marionnette des EUA, permettait à presque tout le spectre politique français de trouver un exutoire de choix pour déverser son profond anti-américanisme.

J’ai l’impression d’avoir passé un examen, et à sa mine qui s’illumine un peu, avec succès.

— On a un peu de gens connus impliqués dans tout ça, des dossiers à ressortir, du débat littéraire à amener ? Des gens vivants, je veux dire, et en France évidemment, on ne va pas s’embêter avec des cadavres chiliens inconnus.

— De Chiliens quand même : Salvador Allende, mort mais toujours connu… présenté comme un idéaliste aussi préoccupé par les femmes que par la politique, sorte de François Hollande1 (outre que leur noms se ressemblent) qui aurait eu la chance de connaître des moments importants dans l’Histoire de son pays, enfin de les créer puisqu’avant lui le pays était assez stable, fort d’une démocratie peu secouée sur ses bases depuis les années 30, bref un grand gaffeur qui, par phraséologie outrancière aurait mené son pays à la déroute, et aurait eu la chance, face à la postérité, de mourir dans l’exercice de ses fonctions… (Il me fait signe de continuer.) Pablo Neruda, Prix Nobel et cadavre qui refait parler de lui en 2013, tout de même.

— Pourquoi ? Du nouveau ?

— Vous verrez dans la 4ème partie. (Moue qui me semble vouloir dire : soit. Et un mouvement de main qui indique très clairement de continuer.)

— En France : Régis Debray, alors sorti de Bolivie où ses imprudences auraient conduit à la capture de l’icône cubaine Che Guev…

— Non, non, non ! — fait-il horrifié. — Foutez la paix à Debray : il est à l’Académie Goncourt ! Virez toute critique s’il y en a, du factuel en passant si vous voulez, nommez-le quand même, rappelez qu’il a connu des grands événements politiques, qu’il a joué son rôle, mais je ne veux PAS qu’on se fâche avec lui ! Imaginez qu’on décide un jour de signer un auteur aussi vendeur que consensuel pour se refaire la trésorerie et qu’on veuille lutter un jour pour un prix, gardons quelques chances…

Je déglutis et essaye de ne pas perdre contenance devant ce grand éditeur.

— Mais on ne le voit pas vraiment dans le roman… Sa femme, Carmen Castillo, fille du recteur de l’Université Catholique, qui vient d’être nommé ministre dans le nouveau gouvernement. Elle est alors petite-copine de Miguel Enríquez, le leader du plus important groupe d’extrême-gauche chilienne. Elle a ensuite réalisé des documentaires, des livres rappelant ce qu’elle et son “ex” ont vécu, tout autour du coup d’Etat et de la torture au Chili, filon qu’elle exploite régulièrement, dont un assez bien fait sur une repentie, mais rien de très nouveau à apporter ici…

— Non, vous connaissez un peu la psychologie humaine, un homme est plus hargneux si on s’attaque à un proche qu’à lui-même. Parlez du père Castillo, OK, mais la femme de Debray, si elle n’est pas importante, on l’oublie.

— Elle n’apparaît pas de toute façon, elle ne vit que dans l’ombre d’hommes dont le souvenir la fera vivre et exister…

— Très bien, mais vous êtes sûr que votre histoire, là, on ne peut pas la transposer en Syrie ou en Egypte ? On repeint les latinos en arabes, du moins tous ceux qui n’ont pas de traits asiatiques. Santiago devient le Caire ou Damas. On transpose tout même les histoires d’amour, qui sont éternelles et intemporelles, de toute façon. On vise un peu plus haut, quoi ! Ou en Argentine ? Videla, c’est 30 000 morts tout de même ! Au Nicaragua presque 100 000 en une décennie… Et pourquoi on ne raconterait pas le massacre des communistes en Indonésie en 1965 : entre 500 000 et 1 million ! 3000, vous me dites, ici ? Plus de 500 pages… On a du mort de luxe, là !

— 17 ans de dictature, ensuite…

— Des faits particuliers ? Une fin spectaculaire ?

— Un referendum respecté par la Junte militaire en 1989, quelques grèves, un ancien président de la république et opposant assassiné en 1982. A part que le pays a servi de laboratoire au néo-libéralisme des années 1980-2000, rien de très notable…

— Néo-libéral, ah. C’est bon, ça. Allez, tentons le coup. Je vais vous demander de revenir dans le roman et de le mener à bien jusqu’au bout.

— Le « texte », Monsieur…

— Oui, enfin, appelez ça comme vous voulez. Je viens de lire les dernières pages, là : des histoires d’amour, des femmes, ça ne sert à rien d’être au Chili en 1973 pour ceci, vous ne croyez pas ?

— Je ne me permettrais pas de juger, Monsieur…

— Bon, allez, ne prenez pas vos responsabilités… Moi je prends les miennes : j’aimerais vous demander de me réécrire un peu ça. Vous savez bien que sans nous, les tapuscrits que nous recevons n’auraient aucune chance d’intéresser quelqu’un. Même les traductions, vous êtes au courant, n’est-ce pas ? Bon, je veux du Chili 73, un peu d’exotisme, même si c’est possible : on ne va jamais en Patagonie dans votre histoire ? (Je lui fais signe que non.) Et où étiez-vous pendant que les deux personnages principaux pleuraient les femmes qu’ils auront oubliées demain ?

— A l’enterrement d’Arturo Araya Peters, aide de camp d’Allende pour la Marine, qui a eu lieu à Valparaíso.

— Bien. Et ?

— La cérémonie était touchante. La plupart des officiers étaient là, son corps d’armée étant le plus représenté, évidemment.

— Qui l’aurait tué ?

— On a accusé assez rapidement un membre du Groupe des Amis du Président, garde rapprochée d’Allende, controversée car elle n’est pas sous les ordres des Forces Armées et qu’on la soupçonne de détenir de nombreuses armes en provenance de Cuba et… (cela ne semble pas l’intéresser) mais ce serait plutôt des membres de Patrie et Liberté, groupe d’extrême-droite violente et en faveur d’un coup d’état militaire, décidé ici à éliminer un de ceux qui auraient pu éventuellement informer la Moneda de ce qui se trame à Valparaíso où est dirigé le gros des forces navales. Il y avait de l’émotion dans cette cérémonie au milieu des visages graves, notamment de la part de l’Amiral Montero (commandant en chef de l’Armada), déplorant la perte d’un de ses meilleurs officiers, et surtout, de la part de Salvador Allende qui était très proche d’Araya. Pas politiquement – celui-ci n’en faisait pas, comme beaucoup dans l’Armée, il menait juste à bien sa mission en étant loyal envers le Président – non : humainement. Penché sur le cercueil de son ami, voilà Allende, qui sait qu’il vit à la croisée des dangers et a accepté d’en payer le prix « jusqu’aux ultimes conséquences » (comme se plaisent à redire tous les discoureurs de l’époque, bien vivants après le 11 septembre), cet homme qui est encore de chaires et de sang, d’os et de larmes, mais qui sculpte déjà avec vanité son statut d’homme monumentalisable, sa stature historique, comme il s’en vante,2 la statue encore mouvante qui prendra place aux côtés des grands présidents chiliens sur la place de la Constitution, dès le 26 juin 2000, là, pour le moment, elle pleure.

— Bon, allez, j’ai un autre rendez-vous. Passez à la RH voir ce qu’elle peut faire pour vous et donnez-moi votre réponse rapidement. Fin de votre grève ou je ne sais quoi, d’accord ?

— Et les droits ? Comment on les négocie, si on ne sait pas qui est ou sont les auteurs ? Vous allez récupérer le texte comme cela ?

Il part d’un franc sourire :

— Le roman prétend s’être créé tout seul ? Il a des pieds pour aller jusque dans un tribunal ? Allons, combien de jours encore jusqu’au 11 septembre ?

— 45, Monsieur.

Renvoi

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