Carlos Prats est très fortement associé à l’épisode de l’Unité Populaire puisqu’il devint commandant en chef des armées le 27 octobre 1970 à la suite de l’assassinat involontaire du Général Schneider, soit neuf jours seulement avant la passation de pouvoir entre Frei et Allende.

L’homme

Né en 1915 à Talcahuano, d’un père aristocratique qui tenait une librairie et d’une mère professeure de secondaire et de dessin poche des élèves les plus pauvres, le petit Carlos eut une enfance provinciale heureuse. Il entra à l’école militaire à 16 ans, où il travailla d’arrache-pied pour être toujours le meilleur, ne cachant jamais ses ambitions, et gravit les échelons années après années1. Il s’est marié à Sofía Cuthbert en 1944 dont il eut trois filles : María Angélica, Cecilia et Sofía.

Vial le décrit comme « tranquille, autoritaire et réservé », avec une « vie sociale réduite et simple », ayant peu d’amis mais des amitiés intimes et longues comme celle qui l’unissait à Schneider [Ibid.]. Il n’était pas vraiment catholique, plutôt un laïque proche des radicaux, et ses hobbies étaient l’anglais (il était interprète titulaire), le droit, la peinture (comme Schneider) et l’écriture, passion qu’il partageait avec Pinochet. La revue Zig-Zag publièrent des articles de lui, et il publia un livre en 1957, consacré au glorieux général Vicuña Mackenna. En 1969, alors général, il publia un conte (El tribunal de Honor) à un concours littéraire d’une revue de Concepción où il obtint la troisième mention. Ses goûts pour des activités éloignées de la carrière militaire explique peut-être que Prats jouissait au sein de l’armée « de beaucoup de respect mais peu de sympathie ».2

Nomination

Sa nomination comme commandant des Armées, n’est d’ailleurs pas anodine puisque Frei, alors encore Président de la République pour quelques jours, avaient demandé au futur Président de décider lui-même du successeur du défunt. Ce, afin de voir si le socialiste respecterait l’ordre hiérarchique prévu par les forces armées ou s’il préférerait passer outre, comme il en avait le droit, afin de mettre un individu plus favorable à son futur régime. En nommant le second sur la liste, Allende fit d’une pierre deux coups, puisque, tout en donnant un autre de ces gages de légalité qui lui étaient déjà réclamés avant son entrée en fonction, il trouvera en cet homme un appui sans faille et un soutien actif de son projet.

Son positionnement (a)politique

Cette position l’obligea à interpréter à sa manière la « doctrine Schneider » (qui veut l’Armée ne s’ingère jamais dans la sphère de la politique partisane et reste en dehors de ses débtas), puisque, nous dit Vial, « il fut toujours un politique (…), non dans le sens partisan mais en tant que porteur d’un projet pour le pays qu’il entendait réaliser. » [Vial 2002, 135] C’est pour cette raison qu’il avait été écarté d’un poste en 1963, accusé de vues trop proche de celles de Frei, puisque, dans une analyse de la situation politique, il s’attaquait frontalement au Parti National et demandait à la démocratie chrétienne de ne pas s’associer avec les socialistes et les communistes. [Ibid.]

Légaliste, Prats fut un patriote attaché à la grandeur de son pays. On le découvre aussi, en lisant ses mémoires3, comme un homme proche des idées humanistes de Salvador Allende et acteur résolu d’un dialogue entre l’UP et la Démocratie Chrétienne. S’il est parfois dur avec le MIR (tout en reconnaissant le talent de Miguel Enríquez) ou le Parti National, il parait cependant très proche du Président de la République, dont on ne trouve aucune critique dans ses écrits. Conciliant avec la Démocratie Chrétienne, il regarde avec gravité et sans concession les membres de ce parti qui l’attaquent au Sénat ou dans les médias, ou essaye de le faire basculer en faveur d’un coup d’Etat.

Lorsque le Président eut besoin de l’Armée pour sortir le pays de l’impasse qu’avait créée la première grève patronale, en octobre 1972, Prats n’hésita pas accepter cette main-forte qu’il prêtait à l’Unité Populaire puisqu’il considérait que le gouvernement en place n’avait jamais franchi la ligne rouge de la légalité. Des députés et sénateurs lui firent d’ailleurs remarquer, au tout début de la grève, que les moyens mis en place contre elle (réquisitions, interdictions de la soutenir publiquement dans les médias, prises d’entreprises par les travailleurs plus ou moins soutenues par l’Etat…) étaient illégales, lui-même rétorquaient que cette grève étant « l’anti-salle de la subversion » et amenant le pays au chaos, il avait le « devoir de rétablir la normalité » [Prats 1973, 301]. Ce qui était, de facto, prendre position contre la tactique d’opposition.

L’épilogue de ses mémoires démontre un intérêt très fort pour la chose publique. A un tel point que Salvador Allende aient voulu lui donner une formation marxiste par un professeur soviétique [Farías 2006, 192], et en faire le candidat de l’UP pour les élections présidentielles de 1976, à la place d’Allende… :

A la fin d[e son] rapport [datant du 28 août 1973] remis aux diplomates soviétiques, Luis Corvalán affirme sans ambages que le retrait de Carlos Prats fut une mesure tactique (…) : « Par son retrait le général Prats fut retiré de la ligne de front. En 1976 auront lieu de nouvelles élections. Dans ce contexte il faut penser à un nouveau Président. » [Id., 193]

Víctor Farias note aussi que Volodia Teitelboim le dénomme plusieurs fois « camarade », « usant d’une dénomination officielle réservée aux membres du PC, qui en aucun cas peut provenir d’une erreur de traduction des interprètes officiels » [Farias 2006, 184]. Teitelboim « détache » aussi « la fonction de Prats et d’autres « officiels progressistes » devant mener à bien un travail « systématique » au sein des Forces Armées et construire dans les cordons industriels des bastions armés avec « pleine capacité d’être utilisé militairement ». [Ibid.] Une telle implication du Chef des Armes est cependant douteuse.

Le ministre pendant l’Unité populaire

Il devint ministre de l’Intérieur le 06 novembre 1972, avec pour mission de faire régner l’ordre dans un pays en pleine crise depuis le début de la grève patronale d’octobre. Il devint vice-président de la République en l’absence de Salvador Allende à partir du 29 novembre 1972 pour quelques jours. D’accord avec les autres généraux du gouvernement, les militaires restent dans l’exécutif jusqu’aux élections de mars dont ils assurent la bonne tenue.

Après son passage au gouvernement, il joua un rôle actif dans les tentatives de dialogue et d’accord entre l’UP et le PDC pendant tout 1973, proposant une « trêve politique »  permettant de remettre l’économie du pays en marche. Il est en voyage de travail au Pérou, USA, en URSS et en France du 2 mai au 5 juin. Un incident intervenu le 27 juin et qui donnait lieu à une polémique opportune pour les médias d’opposition, est vite oublié lorsqu’il prend la tête de la réaction face une tentative de coup d’Etat du Bataillon Blindé n°2, emmené par le lieutenant-colonel  Souper, le 29 juin.

Il redevint ministre de la défense du 9 août 1973 au 23.

La chute et l’assassinat à Buenos Aires

Prats démissionna le 23 août 1973, après avoir compris que les généraux ayant envoyé leur femme sous les fenêtres de sa maison personnelle alors que lui-même était malade [Prats 1973, 477 et s.], ne signeraient, en démenti de leur femme, aucun soutien à sa personne. Abandonné par les généraux, il aurait alors dû en mettre un bon  nombre à la retraite au risque d’accélérer le coup d’Etat ou de provoquer une guerre civile. De plus, attaqué de toutes parts par la presse et les politiciens d’opposition, il sentit que le rejet de son action avait aussi pris un tour personnel et préféra ainsi laisser Pinochet continuer à son propre compte la suite des mesures qu’il avait entamé. G. Vial propose une version plus négative pour Prats, sous-entendant largement qu’il se serait plutôt défaussé de sa responsabilité et conféré à son second une tâche impossible à réaliser. Ce que comprit vite Pinochet, incapable de faire payer le sang d’un général par le sang d’autres [Vial 2002, 201], tout comme Allende, conscient qu’il fallait attendre avant de décimer la tête de l’Armée par des mises à la retraite en nombre [Id., 202-3].

Après le coup de d’Etat Prats se tut et observa les évènements depuis sa retraite pendant que des rumeurs l’annonçaient menant la résistance dans le sud [Prats 1973, 514]. Demandant le droit d’aller en Argentine, les Chiliens le revirent à la télévision, le 14 septembre, annoncer qu’il ne prenait part à aucune action de ce genre et restait le retraité qu’il était depuis fin août ; allocution télévisée qui lui avait été présentée par Pinochet comme la condition sine qua non à son départ [Ibid.].

Condition sans doute non suffisante à sa survie, puisque, alors que sa légende vivait toujours et qu’on murmurait qu’il préparait quelque chose depuis l’Argentine, il fut assassiné à Buenos Aires, le 30 septembre 1974, dans le cadre de l’opération Condor. Disparaissait avec lui un potentiel dirigeant d’envergure nationale capable de présenter une alternative à son ancien ami, l’actuel dictateur.

Ses rapports avec Pinochet

Ecrites après le coup d’Etat du 11 septembre, on ne trouve cependant aucune critique de son ancien ami, Augusto Pinochet, dans les Mémoires de Prats. Il en parle peu, d’ailleurs.

Avant le coup d’Etat, les quelques fois où le futur chef de la Junte militaire est nommé, c’est en terme technique, pour parler d’une intervention à Santiago, de sa présence lors de la tentative ratée de coup d’Etat le jour du « Tanquazo », d’une présence à une réunion ou sa nomination au poste de Chef des Armées qu’il approuve parfaitement :

 … si le général Pinochet me succédait – qui m’avait donné tant de preuves de loyauté – il restait une possibilité que le climat général du pays, critique, se détende. [1973, 485]

De même, après le coup, Prats a plus une position mesurée, regrettant, sans condamnation morale ni pathos excessif, la décision de ses anciens amis et frères d’armes et pensant plus à la « terrible responsabilité qu’[ils] ont pris sur leurs épaules , en ayant fait fléchir un peuple par la force des armes un peuple fier du plein exercice de ses droits de l’homme et de sa liberté » [1973, 513], qu’à les condamner moralement. Sa profonde consternation et ses craintes vont ainsi autant pour les futures victimes que pour ses « camarades d’armes » dont il pressent qu’ils « ne récupéreront jamais de leur vie la paix de leur âme, tiraillés par le remords des actes qu’ils se verront fatalement contraints de commettre et dans l’angoisse de l’ombre de la vengeance qui les poursuivra constamment. » [Ibid.] La lettre qu’il écrit à Pinochet le 15 septembre est ainsi très mesurée sans qu’on puisse le soupçonner de couardise.

Bibliographie

FARÍAS Víctor, [2006] Chap. V.-VII de Salvador Allende: El Fin de Un Mito: El Socialismo Entre La Obsesión Totalitaria y La Corrupción: Nuevas Revelaciones, Editorial Maye, 228 p.

PRATS Carlos, [1973] Memorias. Testimonio de un soldado, Chile, Santiago, Pehuén, 2da  ed., agosto 1985

VIAL CORREA Gonzalo, [2002] « Prats y Pinochet », cap. 4 de Pinochet, la biografía, 1° vol., Santiago, Aguilar Chilena, pp. 129-189

Notes

  1. Je dois tout ceci à Vial 2002, 133.
  2. Idem., 134.
  3. Rappelons que son présupposé journal de 1973, Una vida por la legalidad est un faux écrit par Eduardo Labarca en 1975, à Moscou