§19. Je me suis un peu forcé il faut le dire, mais je suis finalement allé au salon d’honneur de l’association universitaire de la Catholique, écouter les syndicats professionnels de professeurs et employés administratifs ainsi que León Vilarín1, les gens de la Fédération des Etudiants de l’Université Catholique [FEUC], et autres, expliquer aux étudiants les raisons de la grève. Mais la réunion me lasse vite, et je sors rejoindre un collègue en train de lire un journal, qui s’exclame, au moment où je le rejoins :

— « Les recteurs soulignent l’esprit constructif d’Allende » ! Qu’est-ce c’est que ça ?

Je réponds sans être dupe, après avoir jeté un œil par en dessous, que :

— C’est le Siglo ! Je l’ai lu aussi. Lis bien l’article : les recteurs d’université publient un texte commun où ils appellent à la « concorde nationale », à « un dialogue constructif dans un climat de respect et de liberté », etc. C’est comme si je publiais un manifeste où je dis que je suis pour la vie contre la mort, pour la liberté contre l’esclavage, rien de bien grave. Le titre de l’article n’est qu’une grossière déformation de plus du journal.

— Quand même, ça sent de plus en plus mauvais l’université.

— Ce n’est pas nouveau que l’Université Technique d’Etat fournit ses meilleurs bataillons de jeunes écervelés dévoués à la Cause, sous l’œil paternel de Kirberg2. Ce n’est pas une usine c’est une caserne, un réservoir de forces vives pour le socialisme… Et la Catholique fournit sa part à la droite, ce n’est pas vraiment mieux…

— Enfin, si eux le font !

— En plus les inscriptions chez nous vont tripler en trois ans, parait-il. Ça nous fera aussi une belle armée…

… si on pouvait juste avoir quelques penseurs ! Personnellement je ne suis pas professeur pour former autre chose que des étudiants. Si déjà nous arrivons à ça, c’est déjà bien. Au lieu de cela, voir les étudiants occupés à des tâches de manutention au lieu de lire, bricoler au lieu de réfléchir, jouer immédiatement les bons citoyens sans avoir la patience d’arriver à la maturité où ils pourront avoir un début d’assurance d’en être, me fait plutôt mal au cœur.

Heureusement que j’ai mes enseignements hors les murs avec mes quelques élèves les plus motivés, avec qui je suis comme un antique chef de secte ésotérique bien décidée à se situer dans les notes de bas de page du monde alentour… Et que les parents se rassurent, bien que dans l’Antiquité les banquets tournaient souvent en orgie, je ne suis ni de ces professeurs hérités de Mai 68 la tête débordante de libido gluante et de théories sexualisantes, ni de ces hommes trop paresseux qui profitent de leur statut de professeur pour séduire leurs étudiantes. Il y a de nombreux chemins sur la voie du sexe, et j’attendrai éventuellement, si elle en vaut la peine – toutes n’auront pas cet honneur –, que leur petite progéniture ne soit plus sous mon aile pour les emmener dans mon nid de luxure, qu’elle soit devenue une vraie femme. Et qu’ils ne se fassent pas de souci non plus : ils ne m’auront jamais pour gendre !

Au Cinéma Ducal, Agustinas 777, en début de soirée avec Bárbara, une jeune fille que j’avais rencontrée à une soirée et de qui je n’avais pas eu trop de mal à obtenir l’adresse de chez ses parents. Une lettre d’invitation plus tard, nous voilà l’un à côté de l’autre à regarder Le professeur et ses amantes d’Annelise Meineche, une danoise. Il ne se passera rien ce soir, car nous sommes encore dans la période de son « non social », ces quelques soirs de refus imposés par la société et l’éducation, qui confèrent un fragile brevet de vertu permettant de ne pas passer pour une Marie-couche-toi-là, bien que le corps couve un crapuleux cri que la bouche n’a pas le droit de relayer encore. Et pourtant elle se donnera, avec l’air de vous le concéder, sans assumer son désir tout simplement, et nous finirons aussi nu l’un que l’autre dans ce petit moment rien qu’à nous arraché à la pudeur, même si là encore la société sera encore tout autour du lit de nos amours – mais je ne reviendrai pas sur la suite de cette aventure peu exceptionnelle – on s’intéressera à d’autres. Il est bon d’avoir plusieurs cycles et plusieurs types de relations avec des femmes différentes, en même temps : une histoire qui s’arrête et nous ouvre à la poésie un rien déjà nostalgique des dernières fois, une amie qui se mue peu à peu en un peu plus, une qui se fuit, une relation épistolaire pleine de charme, de mystères et de perspectives, une qui débute et nous pique au jeu de la séduction, une sans paroles et composée uniquement d’actes, une durable, en toile de fond, jusqu’à extinction de toutes les possibilités que nous offrent les 24h d’une journée.

Puis je me rends à un cocktail mondain vers Vitacura. On commente beaucoup les déclarations télévisées de Frei diffusées ce soir par le Canal 13. On parle de Patrie et Liberté qui a fait sauter une bombe au casino de Viña del Mar, hier dans la nuit. D’un autre attentat qui aurait pu avoir lieu puisque trois membres de la même bande armée avaient placé un explosif sur une voie ferrée.

Mais pourquoi me retrouvé-je toujours du côté des accusés lorsque je suis dans des milieux de droite ? Qui leur fait croire que je suis de l’Unité Populaire ? Comment a évolué la conversation pour que je me retrouve au centre d’un petit groupe de quelques personnes tentant de me convaincre sur des thèmes où il n’y a, au fond, entre nous, qu’un désaccord sur la méthode ?

— Oh, tu sais bien, Juan, que je n’ai plus l’âge d’aller cogner, que je n’ai jamais eu beaucoup d’admiration pour l’armée, les uniformes, les drapeaux et toutes les kermesses identitaires, l’effet de meute, etc. Mais, enfin, face au chaos il est compréhensible que l’ordre attire. Et puis tu vois bien que le gouvernement est de mèche avec le MIR et ses ramifications ! Tu vois bien qu’ils agissent toujours à la limite de la légalité et que personne n’est dupe ! Quand le gouvernement veut nationaliser la Papelera3

, tu sais bien ce que ça signifie ? La presse de gauche ne se cache d’ailleurs pas de l’aspect totalitaire de la chose, et a déjà appelé à ce que Le Mercurio ne soit plus diffusé par les organes de distribution étatique de journaux.

— Et qu’il soit retiré du panel de journaux diffusés dans les avions de la LAN. Regardez comment ils font pour la privatiser : alors que dans les entreprises étatiques les réajustements de salaire sont de l’ordre de 200%, l’Etat en accorde de vingt fois moins importants dans l’entreprise afin que les travailleurs se mettent en grève et demandent la nationalisation. Puis, bien-sûr, ils diront que c’est une demande spontanée, sociale et démocratique de la part des travailleurs, etc. — rajoute un des membres du petit cercle.

— Et quand le FTR4 a fait occuper l’entreprise BATA avec séquestration de dirigeants pour semer le trouble et pousser les patrons à faire entrer leur entreprise dans l’aire sociale, le gouvernement a laissé faire, et on peut même dire que ça l’arrangeait puisqu’une altercation houleuse avait déjà eu lieu entre le ministre et des travailleurs quelque temps avant, qui lui reprochaient de ne rien faire pour eux.

— Que dire ?, alors, lorsque le gouvernement fait publier dans la page hippique (!) du journal La Nación5 une information touchant seulement trois des communes riches de Santiago6 – ce qui est illégal, puisque toutes les communes du pays doivent être touchées quand il s’agit d’une augmentation d’impôts – demandant à chaque possesseur de biens fonciers dans ces villes de déclarer leur propriété, l’idée étant que certains, perdant cette information, se voient infliger des amendes, et ce qui n’est rien d’autre qu’une minable mesure de représailles contre les classes moyennes. N’est-ce pas là non seulement une preuve du mépris de la démocratie de la part de ces gens-là, ainsi qu’une belle preuve de leur dégoût de la moitié des Chiliens ?

— Non, tu vois bien, Juan, que lorsque les voleurs et leurs acolytes sont au pouvoir il peut paraître impossible de leur répondre par des voies qu’ils dévoient.

— J’ai juste dit que la violence ne m’excitait pas ! Que je n’avais pas envie de jouer les apprentis militaires, et que j’aime trop la division du travail pour ne pas avoir à faire la police moi-même ! Voire, que je ne trouve pas non plus enthousiasmant de voir les gens s’armer et que je ne leur fais pas confiance. A part rouvrir les jeux du cirque où les belliqueux miristes et les fascistes de Patrie et Liberté pourraient s’étriper, je n’aime pas plus les seconds, au prétexte que les premiers sont le groupe le plus actuellement dangereux !7

— Mais on ne peut même pas faire totalement confiance à ceux qui devraient nous défendre ! Même Carlos Prats est des leurs, qui commence à épurer les généraux trop proches de Viaux8… — ça vient de ma droite.

— Et pourquoi l’anarchie ne serait que de leur côté ? Va-t-on se laisser faire ainsi jusqu’à ce qu’ils nous prennent tout, nous enferment ou nous flinguent ? Je ne suis pas fasciste pour ma part, mais, là, Patrie et Liberté n’a pas tort… — ça vient de derrière moi ; ah non, les lâches, ils ne vont pas m’encercler et se jouer de moi comme un taureau ! D’ailleurs je ne suis pas sot, je sais bien qu’il ne faut pas essayer de tous leur répondre en même temps, mais de trouver lequel porte la muleta et ne pas le lâcher. Cependant je ne sens pas de méchanceté parmi eux, c’est une corrida pour le sport, sans mise à mort prévue, juste parce qu’ils sont contents de trouver quelqu’un qui ne va pas totalement dans leur sens sans être pour autant de l’UP, et de leur classe, donc avec qui ils peuvent parler.

— Ils détruisent le pays pourtant ! — essayé-je de rétorquer. La formule manque de panache, c’est vrai, je me serais fait enguirlander par l’homme au grand nez, mais j’ai du mal à vous expliquer la situation en même temps que j’affute ma répartie, là, isolé au milieu du cercle, presque sommé de défendre des clients dont je suis sûr de la culpabilité et qui ne me donneront pas un escudo pour mon aide presque involontaire !

— Eh bien, qu’ils détruisent un peu le pays : ça fait les pieds à cette bande de voleurs organisés. S’ils doivent l’emporter, je préfère leur laisser des ruines qu’ils ne seront pas capables de reconstruire, plutôt que de leur laisser jouir et parasiter encore pendant quelques années ce que nous avons construit nous-mêmes, tout en prétendant qu’ils se partagent le produit résultant de leur grandiose régime communiste !

Et pendant qu’on s’inventait des westerns fictifs– ah que les hommes aiment s’inventer des personnages de cowboys à tous âges ! –, j’apprends le lendemain dans le journal que le Parlement votait la loi sur le contrôle des armes, donnant la possibilité à l’Armée de désarmer les bandes paramilitaires en fouillant les endroits suspects. Allez, terminons la plaidoirie bénévole en faveur de l’UP : bravo, enfin une décision de bon sens.

Notes

  1. Le président de la confédération du transport.
  2. Recteur de l’UTE.
  3. Cf. note en 1. II §1.
  4. Le Front des Travailleurs Révolutionnaires était l’un des « Fronts Intermédiaires de Masse » du MIR, c’est-à-dire des groupes d’actions sectoriels, à côté du Front des Paysans (Campesinos) Révolutionnaires (FCR), le Mouvement Universitaire de Gauche (Izquierda) (MUI), le Front des habitants des Poblaciones Révolutionnaires (FPR) et le Front des Etudiants Révolutionnaires (FER).
  5. La Nación étant un journal (de gauche, gouvernemental) à faible tirage, c’est donc illégal.
  6. Providencia, Las Condes, Vitacura.
  7. Oui, je sais que j’ai déjà exprimé cette idée en 1. II §9, mais que voulez-vous, je ne peux pas changer d’opinion ou inventer de nouvelles choses seulement pour le plaisir de varier ! Sommes-nous déjà comme les couples qui vivent ensemble et, à trop connaître la vie de l’autre, n’ont plus rien à se raconter, et s’ennuient tellement fermement au restaurant qu’on a pitié d’eux ? [Note de Juan]
  8. Roberto Viaux est un général qui été à la tête d’un soulèvement en 1969, pour réclamer une meilleure considération de l’Armée (meilleurs salaires et dépenses d’équipement) au gouvernement Frei, et qui demeure en prison pour avoir piloté le kidnapping raté du général Schneider, en 1970, devenu un assassinat par accident.

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