§14. Au passage, je rejoins un collègue de bureau et copain qui, aimant comme moi le football, fera la route et verra le match en ma compagnie. Enfin pour être plus juste c’est lui qui m’emmène puisque je ne connais pas vraiment les équipes ni l’Estadio Nacional où se déroulera la partie. Il s’avère que ce collègue est homosexuel. Nous avons eu plusieurs fois des conversations sur le sujet, après qu’il m’a dragué une fois, pensant que j’étais du même bord que lui – pourquoi ? Il sait donc désormais que je ne comprends ni ne partage cette déviance sexuelle1. J’ai au moins le courage de le lui dire et ne suis pas comme d’autres discoureurs qui défendent bien haut sa liberté (mais qui la lui interdit au Chili?) tout en ne se privant pas de se gausser de sa tendance derrière lui, dans les vestiaires, avec leurs blagues douteuses, leurs allusions entendues… C’est pendant les temps morts qu’il faut juger les hommes. Moi je le persécute parfois en lui disant franchement ce que je pense, et pour son bien, peut-être me remerciera-t-il un jour et reconnaîtra leur duplicité à tous ces gens qui le protègent avec des gants. Ils sont faux. Ce qu’ils appellent tolérance, mot qu’ils souillent dans leur bouche, je le nomme indifférence : si rien n’est interdit, si tout est permis, alors chacun est seul et se débrouille avec ses idées. Ils n’ont pas compris que l’on ne peut pas tout tolérer, que ce ne sont que les idées que l’on condamne, les actes, la pensée. Et pas l’homme lui-même. L’homme n’est pas que ce qu’il fait, il est l’ensemble de ce qu’il pourrait être – et il ne tient qu’à moi de le transformer. Pas de l’uniformiser à ma propre pensée, mais ne pas le laisser pour autant dans ce que j’estime sincèrement être l’erreur. Ne pas m’enfermer silencieusement – parler. Ne pas abandonner l’autre à sa liberté. Ou la bienveillante ingérence perpétuelle et salutaire de tous pour tous : comme une vraie communauté.
Le voici. Nous nous saluons et prenons ensemble le chemin du stade. Cela n’a l’air de rien de s’y rendre, activité sans importance que le sport, surtout le football méprisé de certains intellectuels pédants, parce que populaire. C’est effectivement vrai qu’une forte délégation, parfois, de gens pas très finauds s’y concentre, mais là n’est pas l’importance, chaque domaine a son rôle et le sport n’a pas celui de rendre les gens plus intelligents. Voilà une ville, capitale avec de nombreux quartiers qui s’effilochent en d’interminables banlieues à améliorer, rassemblant les uns à côté des autres des milliers de vies, et ce soir sans se connaître, rien que par les couleurs, les signes tribaux, un simple jeu, elles vont se rassembler sous la même bannière, les mêmes chants et vont communier ensemble. Ersatz de religion, catalyseur et purgatoire de toute la haine de la semaine, peut-être, aussi. C’est même sûr. Mais l’unité retrouvée, l’homogénéité de toute une ville déchirée par les idées politiques divergentes des uns et des autres, quand le silence contient toutes les rancunes, que tous les souvenirs sont gravés dans le ressentiment, que des drames se jouent ou se
— Pour qui es-tu ce soir ?
joueront dans l’obscurité de la vengeance, voici que tous vont chanter à l’unisson, et que grâce à l’adversaire commun, ils vont tous redevenir solidaires… Quand on joue au ballon pour oublier les balles. Une autre équipe à battre, et tout est mis en suspens pour quelque temps. Malheureusement il y a aussi les abrutis dangereux, qui ne perçoivent pas les limites, et qui, attisés par les mots violents et bêtes qui fusent de toutes parts sur toute la hauteur des gradins, transformeront la beauté de cette activité sociale en lutte mortifère, alors qu’il s’agissait d’intimider l’autre sans vouloir profondément l’attaquer (de bonne guerre, presque) …
— Alors ?
— Comment ?
— Pour qui es-tu, ce soir ?
— Pourquoi devrais-je ne pas être pour Colo Colo ?
— Je ne sais pas, moi… Je pensais que, comme la ‘U’ joue en bleu, comme ton pays, tu pourrais…
— Mais je n’en ai rien à faire, moi, de ces couleurs ! J’ai choisi le Chili.
— Ah bon ! Mais s’il y avait un Chili – France au Mondial en RFA, l’année prochaine, tu serais quand même pour ton pays ?
— Non !! Pourquoi ? J’aime ce pays-là. Il m’a adopté, je suis tout entier ici ! Si demain mon beau-fils joue dans une équipe nationale, c’est dans celle-ci qu’il jouerait, pas dans l’autre. Alors, pourquoi irai-je supporter l’autre juste parce que j’y ai mon passé ? L’eau que je bois est d’ici, les impôts que je paye contribuent à développer cet Etat, les amis que j’ai sont ici. Tu vois, ça veut dire quoi « venir de » ? On s’en fout : c’est où l’on vit et aime qui compte et c’est l’équipe qui représente cet endroit-là à laquelle il faut se sentir appartenir.
— C’est drôle, les gens ne sont pas souvent comme toi. Il n’y a qu’à écouter les sifflets des étrangers lorsque le Chili rencontre leur pays, notamment les Péruviens…
— C’est dommage. Enfin, il faut dire que c’est aussi parce que j’ai choisi de venir et non pas parce que j’y été contraint économiquement. Evidemment si j’avais été obligé, ce ne serait pas pareil. J’aurais de la nostalgie pour le pays d’origine, comme un âge d’or derrière moi, l’impression d’être déraciné… Il ne faudrait pas accepter que l’on puisse immigrer par contrainte ! Nul n’y gagne en fin de compte, personne n’est heureux. Qu’on ouvre les frontières, oui, mais je préférerais qu’on lutte contre la misère où elle se trouve plutôt que de la déplacer…
— Hey, pourquoi vas-tu tout le temps tout pousser jusqu’au bout ? Tu ne t’arrêtes pas ? Ce soir c’est la fête ! On va leur mettre 4–0, on va s’amuser, on n’est pas là pour refaire le monde, oublie tout ça !
— Comment voudrais-tu qu’on le refasse, il n’est même pas encore fait !
J’ai peut-être eu tort. Non, je n’ai dit que la vérité, mais je lui ai aussi ôté le charme d’avoir quelqu’un de l’autre bord, pour pouvoir me chambrer, commencer un affrontement complice par joueurs interposés : il y aurait un perdant, un gagnant ou deux mécontents du match nul, mais il y aurait de la vie. Mais non, nous serons heureux ou malheureux ensemble, tout ou rien, alors qu’un quota de joie et de déception aurait été assuré en me mettant du côté de l’Université du Chili. Et puis c’est vrai que je n’arrête pas de réfléchir, tout le temps, à propos de tout. Le pire c’est Natalia. Si elle n’avait pas Pablo et moi, je me demande si elle ne vivrait pas pour ses actions militantes et entourée de livres seulement. Un vrai rat de bibliothèque.
Ah, oui, entre temps nous sommes arrivés au stade, avons pris nos places, une bière et le match a commencé.
D’ailleurs, Caszely, l’attaquant de Colo Colo, vient de louper une action immanquable, seul qu’il était devant le gardien qu’il n’avait plus qu’à tromper. Il se prend la tête entre les mains, peut-être pour ne pas entendre ses coéquipiers qui ont l’air de le sermonner autant qu’ils l’encouragent… D’un coup le stade s’est levé d’un seul homme, en poussant un grand cri de joie suivi par des milliers de commentaires déçus ou acerbes… Il y a toute la vie dans un match de foot, comme une grande tragédie grecque, mais avec l’avantage que rien n’est écrit à l’avance… La joie, la peine, les loyaux, les tricheurs, ceux que l’on aime ou dont on atténue les fautes du fait qu’ils se trouvent dans notre camp, ceux que l’on déteste à la limite de la violence physique, les engueulades, les scènes de liesse, l’injustice de la défaite par 1 à 0 quand on a mené toute la partie : tout. Et peut-être est-ce ça aussi que nous voulons voir : la vie sans y être engagé, en simple spectateur. C’est moins frustrant que suivre les frasques des grands : rois, reines et hauts privilégiés… C’est à notre niveau. Les joueurs aussi ne viennent pas forcément de la ville pour laquelle ils jouent, ni même du pays, et ils n’en défendent pas moins le maillot ! Ils défendent leur équipe, comme je défends ma nouvelle patrie : c’est un argument auquel je n’avais pas pensé tout à l’heure. Tant pis il est trop tard, il est arrivé pour rien…
— Alors, qui a gagné ?
— L’Université du Chili : 3–0. Trois buts du même joueur. Un jeune, d’ailleurs : Jorge Socías. Une expulsion contestée, et quelque chose de bizarre : d’abord ils ont voulu vendre les places au stade beaucoup trop cher les jours précédents, et puis ce soir ils en offraient plein… Quelque chose me dit qu’on va reparler de ce match pendant longtemps !
— Les hommes n’ont donc rien de plus important à commenter en ce moment ? Vous êtes au courant que le gouvernement petit-bourgeois est infiltré officiellement par l’Armée et la CUT depuis deux semaines ?
— Et toi, pendant que je m’occupais donc de futilité, tu as lu tout ce temps ?
— Oui, Pablo était très fatigué, je n’ai pas eu de mal à le mettre au lit.
M’étant jeté sur le lit à côté d’elle, je soulève légèrement la couverture de son livre pour en découvrir le titre : Le diable au corps de Raymond Radiguet.
— Quoi ? Tu lis un roman ?
— Ben oui, j’avais un peu mal à la tête, j’ai laissé tomber mes essais… Je l’ai acheté l’autre jour, c’est un des derniers ouvrages vendus par les éditions Quimantú.
— « Quatre ans de grandes vacances… », je l’ai lu il y a longtemps. Et ça te plait ?
— Plus ou moins… Ce livre ne m’apprend rien. C’est un homme qui raconte sa vie, et moi je la lis. L’auteur est fin psychologue dit-on. Oui, bon, disons qu’il sait trouver les mots pour décrire la vie, les comportements humains, et que tout le monde ne sait pas exprimer par lui-même. Tout est histoire d’ego : l’auteur raconte son monde, le lecteur retrouve le sien avec un peu de lui-même dedans. Disons qu’il y a un âge où l’on a passé le temps de chercher à savoir si l’on ressemble aux autres et que l’on partage la même réalité, il faudrait aller plus loin… Apprendre à regarder par soi-même plutôt que de le laisser faire par d’autres…
— Je n’ai pas suivi dans mes notes, madame le professeur, pouvez-vous répét…
— Allez viens te coucher, viens au lieu de …te moquer de moi comme tu le fais. Au fait, — rajoute-t-elle pendant que je la regarde se mettre en pyjama — sais-tu que Pablo Neruda revient au pays après-demain ?
Note
- Au lecteur du XXIème siècle, rappelle-toi qu’avant les années 80 l’homosexualité était très mal vue, largement pénalisée, considérée comme une maladie par l’OMS jusqu’en 1990, et ce, quel que soit le bord politique, comme par exemple à Cuba.