§1.
Mon cher fils,
Ayant constaté après un mois d’attente que tu n’avais pas pris la peine de me répondre ni même de téléphoner à ta mère, je prends à nouveau la plume pour t’écrire et renouer les liens qui devraient unir un père à son fils unique, qu’il aime et pour qui il désire le meilleur. Il me faut donc te parler franchement et je vais le faire comme je m’en sens le devoir, avec autorité, donc, et non avec une franchise plus tendre qui aurait pu être la nôtre si tu ne me tenais pas éloigné de ta vie avec tant d’évidence – au-delà de l’éloignement géographique que tu as habilement trouvé pour mieux couper le cordon…
Je ne sais quelle occupation grandiose et, j’en suis sûr, d’une nécessité impérieuse, te retient éloigné des affaires du monde, comme tu nous l’as sous-entendu à Noël. Tu décides donc de rester sur la rive du temps et sur le quai de l’Histoire pendant que d’autres, sans doute plus besogneux, ont pris le bon bateau. Ne crois-tu pas que tu pourrais participer à cette révolution qui se déroule sous tes fenêtres, plutôt que de rester dans les marges et te contenter de ta petite existence de philosophe retranché dans son confort, la tour d’ivoire de tes livres ou dans ton rôle de Don Juan futile plus soucieux des femmes que des affaires sérieuses ?
Il est un temps où se préoccuper de philosophie et de son lit lorsque les évènements s’accélèrent et pourraient avoir besoin de toi, devient une faute morale. Je ne sais si tu t’en rends compte, et j’ai l’impression de tenir le discours que toi-même tu tiens à tes propres élèves, ou devrais tenir puisque j’ai cru comprendre cet hiver que tu aurais plutôt tendance à leur dire de suivre ton exemple et de ne s’intéresser qu’à eux-mêmes. Sans doute te reprocheras-tu dans quelque temps de ne pas avoir pris part à cet élan formidable qui est en train de porter le pays dans lequel tu vis, et qui donne un vrai souffle de courage à tous les socialistes du monde entier, et en particulier à nous autres Espagnols qui avons été meurtri dans notre chair par le fascisme. Tu te trouves au bon endroit au bon moment dans un de ces plis étonnants dont l’Histoire a le secret, un peu par hasard : ne peux-tu saisir cette chance qui t’es offerte ? Non pas pour prendre des postes, même si tu sais que toute révolution a besoin d’hommes comme toi, jeunes encore et forts, capables de guider le Peuple et de l’emmener vers son émancipation. Je sais bien que tu n’as pas l’esprit de parti, que la discipline et le compromis ne sont pas ta tasse de thé, mais la réalisation d’un grand projet ne se fait pas sans quelques sacrifices. « A vaincre sans péril… » Bien sûr je dois t’avouer que je te vois là-bas non pas comme le digne héritier de notre combat puisque nous avons échoué contre les forces de cette ordure de Franco, mais comme ma revanche. Ne vois-tu pas que vous avez l’occasion au Chili de créer une dynamique régionale, ouverte par Cuba, et d’aller ouvrir un front inattendu contre l’impérialisme américain, qui exporte ces guerres – que tu abhorres – au Vietnam ?
Dans la même trempe, pourquoi ne pas prendre femme et penser à fonder une famille, cesser d’être le grand enfant désireux de se dégager de toute responsabilité ? Tu n’es plus si jeune et le temps n’arrêtera pas son cours pour se mettre au rythme très lent de ta maturité, en attendant que tu te décides à être un homme accompli. Ne me réponds pas que je me mêle de ce qui ne me regarde pas : depuis que tu es né, ta vie me regarde ou du moins je regarde la tienne et je tâche du mieux que je le peux de t’accompagner et de t’épauler. Et je sens aujourd’hui qu’il faut peut-être que je te bouscule, pour ton bien, pour te dire des mots que peut-être tu n’oses te dire à toi-même, attendant qu’une voix ferme et assurée comme doit être celle d’un père te le dise pour que tu puisses l’entendre.
J’espère, mon tendre fils que j’ai tenu bébé dans mes bras après un exil éreintant et triste, ne pas avoir trop eu le ton moralisateur que je ne voulais pas laisser paraître, et d’avoir pu, immodestement, essayer de contribuer à te faire réfléchir sur le chemin parfois trouble de la vie.
Tendrement,
LLuís, ton père.