§2. Il y a, encore une fois, au Teatro Caupolicán, à 18h, un meeting du PC où Luis Corvalán et Gladys Marín vont s’exprimer. C’est parce que ce n’est pas loin du travail que j’y vais. Parce que j’y rencontre des camarades que j’apprécie, cette grande famille, comme Sergio, à côté de moi ce soir dans la grande salle octogonale pleine à craquer, et que je n’ai pas envie non plus de rentrer chez Marcia tout de suite. Qu’ai-je à y faire ? En attendant que les orateurs prennent la parole, et pendant la première partie musicale, je lis le texte de l’Ecole Nationale Unifiée [ENU], publié en feuillet central dans l’Ultima Hora d’avant-hier, afin de voir quelle est cette réforme qui fait tant réagir l’Eglise catholique et la droite chiliennes. Il parait aussi que León Vilarín1 est dans le sud qui appelle à rééditer la grève d’octobre ; l’ombre de la sédition plane encore. Maintenant les élections passées les antis-peuple cherchent des solutions non-politiques avec les gremios ou l’Armée. Et puis il y a cette déchirure profonde du MAPU une semaine après la publication de leur rapport confidentiel, très critique sur la politique du gouvernement et les chances du pays de s’en sortir, qui a fait les choux gras du Mercurio, le journal ayant réussi à se le procurer et l’ayant publié en entier juste avant les élections. Expliquant notamment – le rapport date d’octobre 1972 – que le pays possède des devises jusqu’à avril, et ce grâce à un prêt de l’URSS qui lui a permis de repousser l’échéance de quatre mois ; qu’on attend une diminution de la production de l’ordre de 20% pour les productions agricoles et de 10% dans l’industrie pour 1973 ; en même temps qu’une stagnation de la production minière et une augmentation du nombre de chômeurs ; puis enfin une inflation devenue incontrôlable. Il est évident que ce rapport servait la propagande d’opposition…

— Tu as entendu parler de la scission du MAPU, Sergio ? — m’enquièré-je auprès de mon voisin.

— Oui, bien sûr ! — me répond-il étonné de la question.

— C’est que je n’en vois pas une seule trace dans le Siglo, aujourd’hui, ils devraient en parler…

— Tout le monde est au courant, et sans doute est-ce trop frais pour en parler officiellement. En tout cas, c’est bien, cette clarification au sein de ce parti. La tension qui existait entre les proches de Garretón et ceux de Gazmuri ne pouvait durer. Maintenant que vont faire ces bourgeois qui jouent à la révolution ? J’aimerais vraiment qu’on soit assez forts pour ne pas avoir besoin d’eux !

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Parce que je n’ai aucune confiance dans ces anciens de la DC, qui maintenant se chamaillent et savent que de toute façon ils ne risquent rien !

Devant mon air étonné, il reprend d’un ton plus pédagogique.

— Si jamais la CODE devait gagner les élections en 1976, ils seraient peut-être grillés pour la politique mais ils trouveraient du travail sans problème. Ils viennent de la bourgeoisie, toujours ils auront des appuis au sein de leur classe. Elle sera toujours prête à les reprendre en son sein s’ils s’excusent et changent leur discours. Un ouvrier c’est pas pareil. Nous on est marqués. On n’a pas de filets de sécurité, si on tombe on se fait taper sur la gueule et on peut pas changer notre origine…

Ce qui me laisse songeur… jusqu’à ce que, sous des tonnerres d’applaudissements, Corvalán arrive au podium et commence à discourir.

Lorsque je rentre à la maison (de Marcia) et vais pour me laver les mains, je vois qu’elle a mis un mot pour rappeler de bien éteindre le gaz lorsqu’on a fini de prendre sa douche, et lorsque je dis « on » je sais pertinemment que le con du « on », ici, c’est moi. Bon, ça faisait longtemps qu’elle me menaçait d’afficher la preuve de mes oublis réguliers. C’est vrai que je ne suis pas habitué à couper le gaz, et cela ne me gêne pas qu’elle me le rappelle, même si ce papier, pourtant bien gros, je vais finir par ne plus le voir, l’intégrant comme un élément de décor dans cette salle de bains. Ce qui est la petite marque de bassesse de la logeuse c’est le dessin qui accompagne le peut-être légitime rappel, expliquant comment couper ce gaz, soit une opération aussi difficile que tourner un robinet, avec deux positions assez évidentes. J’en reste stupéfait. Comment réagir ? Rajouter un petit astérisque et demander par écrit qu’on m’explique ce qu’est l’eau chaude, histoire de continuer dans l’aspect surréaliste de la chose ? Lui faire manger son papier ? Rajouter une insulte ? Aller la voir directement pour lui demander si clairement si elle se fiche de moi ou risquer de m’apercevoir qu’elle a fait ça de bonne foi, pensant vraiment que je suis un arriéré ?

J’opte pour un dédain marqué, me lave les mains et m’en vais lire un livre qui me fera m’échapper de cette ambiance qui rapetisse ceux qui baignent dedans.

Note

  1. Cf. 1. II §2 où le président de la confédération du transport avait fait parler de lui pour son rôle majeur dans la grève des patrons et professions libérales.

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