§17. Je suis convoqué dans le bureau de mon chef de service. Je ne sais pas ce qu’il me veut. En tout cas, sa mine ne me fait pas vraiment penser à une promotion ou quelque autre bonne nouvelle. Ses gestes sont nerveux, rapides, il m’a à peine regardé lorsque je suis entré dans la salle, préférant se lever pour chercher des papiers et me tourner le dos, plutôt que de me saluer et de m’offrir de m’asseoir.

Comme il prend place sur sa chaise, je m’assois aussi, considérant qu’il sera plus convenable d’être au même niveau plutôt que de le regarder de haut, bien qu’il puisse considérer le fait d’être laissé debout comme une position infamante. Il me fixe droit dans les yeux et je comprends que j’aurais sans doute dû rester debout :

— Nous avons la preuve que vous avez participé à la rixe mortelle de La Reina. Les marques que vous aviez sur le front ces derniers jours venaient en attester encore il y a peu. Je ne vous ai rien dit mais tout le monde se doutait que vous n’étiez pas au Chili que pour y travailler.

— Mais si.

Il continue de me fixer sans ouvrir la bouche, me laissant me débattre seul avec sa première affirmation.

— Quelles preuves ? — reprends-je.

Il me tend quelques papiers, de source judiciaire apparemment, avec des photos où j’apparais clairement. Impossible de nier. Je les lui rends sans rien dire. N’essaye même pas de savoir comment il a pu se les procurer ni si c’est légal.

— Venir dans le pays pour y semer la zizanie, quel cadeau… Pourquoi ne pas être resté chez vous dans ce cas-là ?

J’ai l’esprit embrumé. La langue collée à mes dents. Rien ne peut sortir de ma bouche qu’un mutisme complet.

— Bon, je ne vais pas vous faire perdre plus de temps sur votre travail. Je voulais juste vous dire que j’attends désormais votre démission dans la semaine. Et si vous ne me la présentez pas, j’arriverais bien à vous la soutirer. Est-ce compris ?

Je ne sais toujours pas quoi répondre. Je suis pris de court. Hébété devant ce renvoi soudain auquel je ne m’attendais pas. Qu’est-ce que cela vient faire dans mon travail ? Tant que la justice ne me demande rien pourquoi me fait-on ça ?

— Pourquoi dois-je démissionner si la justice ne me demande rien ? J’étais présent à La Reina par hasard, je n’ai tué personne… J’ai toujours fait mon travail…

— Cher ami Français, je pense avoir été clair. Lorsque nous vous avons pris dans l’équipe, nous pensions que vous étiez quelqu’un de responsable, venu pour participer au développement de ce pays, et avons même fermé les yeux sur certaines choses. Nous n’étions pas obligés. N’abusez pas. De plus vous savez que votre expédition idiote va peut-être coûter leur poste à Messieurs Faivovich et Joignant1. Leur seule faute est de ne pas avoir su vous arrêter à temps. Je pense que vous, qui êtes directement impliqué, saurez nous quitter avec dignité et responsabilité.

Ai-je le choix ? Dois-je attendre un autre lot de bassesses, après celles que je subis à la maison par Marcia, et alors que Natalia n’est encore pas là en ce moment pour que je supporte de passer ma journée entière dans une ambiance détestable ?

— Je vous remettrai ça dans la semaine.

Je sors du bureau, dépité.

Le soir j’apprends que le gouvernement a écrit une lettre de démission collective pour laisser au Président tout le loisir d’en nommer un nouveau. Les militaires devraient rester au gouvernement sur demande expresse de Salvador Allende et quelques autres, mais on ne sait trop si Carlos Prats (et derrière lui le reste de l’Armée) est prêt à repartir dans un nouveau gouvernement, ni si les communistes vont continuer à barrer le navire de l’économie… Et pendant que le Chili s’interroge, mon existence chilienne prend un tour plus sombre. Il me reste quelques jours pour trouver une solution.

Note

  1. Respectivement Intendant de Santiago et Directeur Général des Investigations. [Note du narrateur].