§27. Ce soir c’est moi qui suis chez Natalia, c’est nettement plus confortable, plus grand, plus convivial que ce trou à rat qui est ma demeure depuis quelque temps et jusqu’à ce que je retrouve du travail et un nouveau logement. Javier, d’ailleurs, le camarade qui me loge, me loue finalement la pièce. Moi qui trouvais que m’installer là-bas était une punition en soi, il faut en plus que je paye, une somme modique, certes, mais tout de même, que je paye pour avoir le droit d’être dégoûté d’y vivre … Au moins, demain matin, je n’aurai pas trop loin pour aller au travail, où il me reste quatre jours à faire, puisque ma démission a été déposée comme on me l’a demandé.

Ce soir, c’est Natalia qui en profite pour faire un pas dans mon intimité après ses révélations d’hier soir. Match retour, en quelque sorte.

— Tu ne m’as jamais vraiment parlé de toi, là-bas en France. Ce que tu y faisais, pourquoi tu es parti, ta famille… Tu ne veux pas me le dire ? As-tu des choses à cacher ? A me cacher ?

— Non, seulement ce n’est pas vraiment intéressant.

Pas vraiment, je me souviens de cette conversation où Natalia, avec la délicatesse qui la caractérise par moment, m’avait presque reproché d’être venu au Chili au lieu de faire la révolution dans mon pays, avec la gauche unie. Nous n’étions pas encore ensemble et je la connaissais à peine à l’époque… cela dit, si j’ai fait un pas important hier soir, on ne peut pas dire que je la connaisse énormément depuis les sept mois (déjà !) que nous nous fréquentons. Bref, rien « d’intéressant » ça pourrait sous-entendre que je m’ennuyais et que je suis venu me divertir ici, il faut que je corrige… cela dit la dernière fois que la France s’est « ennuyée » elle a fait Mai 68, donc je n’avais pas besoin de traverser l’Océan Atlantique pour m’occuper, surtout que je connaissais du monde si je voulais me rebeller contre le système à Paris. Enfin, je ne parierai pas sur le fait que Natalia m’accorde le bénéfice du doute et il vaut mieux compléter cette réponse évasive.

— Je suis parti parce que je ne m’y plaisais plus. Ma vie ne me convenait pas. Je n’ai pas trop envie de te montrer mon album-photo du passé, en fait. Je n’ai pas vraiment de bons souvenirs et je préfère oublier. Tout te raconter ne m’aiderait pas. Tant que je porterai mon passé sur mes épaules, ma vie ne sera jamais qu’un élan d’escargot.

Elle me fixe. Je sais bien qu’elle ne me fera pas de chantage affectif en me rappelant qu’elle s’est dévoilée hier. Humainement Natalia ne le ferait pas, c’est une femme qui peut être dure dans sa façon d’être, mais douée d’une intelligence du cœur réconfortante. Et puis la psychologue se l’interdirait.

— Soit. Reste silencieux si tu n’es pas encore prêt à en parler.

— Je sais bien qu’il faudra que je le fasse un jour, mais pas là, pas maintenant, pas déjà. Je préfère imaginer que j’ai été un autre en France.

— Ce n’est pas un autre. On peut fuir une terre, mais on reste toujours soi. C’est un peu comme une ombre, tu as beau courir elle te suivra toujours. Le mieux est encore de se retourner et de s’affronter une bonne fois pour toutes.

— Je le ferai en temps voulu. Sinon, ma famille n’a rien de notable. J’ai des parents normaux, qui vivent à Paris. Une petite sœur adorable quoique beaucoup trop discrète et effacée, que je n’arrive pas à sonder.

Elle s’est mise à me serrer un peu plus fort dans ses bras dans l’obscurité du quartier Yungay où se trouve la petite maison qu’elle loue.

— Je suis désolé, Natalia. C’est à moi pour le moment. Je ne suis pas encore prêt à partager mon passé. Ça viendra.

— C’est compliqué de vivre avec un mystère, mais je n’ai pas le choix. J’aimerais te connaître plus, te comprendre mieux, que tu me sois un peu moins étranger. Cela sert à ça une relation comme la nôtre, à dire ce qu’on ne dit à personne d’autre. Il faut te vider sinon à force de silence, on emmagasine, on emmagasine, un jour tout ressort de mauvaise manière à un moment inopportun…

Sont-ce des séquelles professionnelles que de toujours vouloir comprendre, décortiquer, analyser la psychologie de l’autre ? Si elle fait ça toute la journée comment ne devient-elle pas folle de toujours chercher à savoir ce qui passe à l’intérieur de chacun ? Ne peut-elle pas accepter l’impénétrabilité de l’autre de temps en temps ?

— Je ne suis pas un sujet d’étude, je suis un homme. Et il y a un petit homme qui me manque un peu, ton petit Pablo.

— Quand arrêtes-tu de travailler ?

— Vendredi.

— Et tu as prévu quelque chose ce week-end ?

— Pas que je sache encore…

— Si tu veux nous irons le voir à Temuco vendredi.

— Chez tes parents ?

— En personne. Mais ne t’en fais pas ils ne mangent pas les Français : vous avez la réputation d’être sales et de sentir mauvais…1

Note

  1. Etait-ce déjà le cas en 1973 ?, mais en 2013 on peut entendre, à des endroits et dans des milieux différents, cette remarque… Il faut donc profiter de ces lignes pour montrer du doigt ce préjugé chilien et en informer officiellement les autorités françaises pour qu’elles se plaignent auprès de leurs homologues chiliens et réclament l’insertion d’un rectificatif dans les manuels d’Histoire-Géographie du pays. Osons espérer que la mesure ne soit pas aussi polémique que celle prise lors du remplacement de la mention « dictature » par « régime autoritaire » en 2012.

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