§29.

Cher Père,

Vous me poussez dans mes retranchements et m’obligez à cesser cet éloge discret de la fuite qui était le mien jusqu’ici, je vais donc faire volte-face et croiser le fer un peu avec vous puisque vous le souhaitez tant. Ne me reprochez donc pas d’être dur avec vous par la suite, et je vous prie de laisser loin de tout ceci les larmes trop fémininesde Mère que je devinerai à nous voir nous quereller.

Commençons par ce qui est de l’ordre de ma vie intime, puisque vous y attachez de l’importance.

Vous me comparez à Don Juan. Je ne sais pas si je dois être honoré ou blessé. Je ne suis tout de même pas aussi lâche que lui ! D’abord je n’ai de dettes envers personne – un crédit pour la voiture certes, mais j’en suis encore à pouvoir payer les traites mensuelles ! –, et puis je ne profite pas d’un statut de noble dont je n’ai pas hérité de vous, ni pour servir de refuge à de pauvres malheureuses, leur promettant des mariages illusoires qui les sortiraient de la misère, ni pour les violer, ni pour tirer de nombreux avantages d’un statut social qui me serait venu avec la naissance ! Je sais bien que Molière a voulu souligner le potentiel putain de toute femme, créature faible et dominée, se donnant craintivement aux bras qui lui assureront la sécurité, à quelques exceptions près, comme ces femmes que l’on trouve dans les milieux socialistes, aventurières nihilistes et qui ne manqueraient pas de piment si leur idéologie était moins bête… Sachez cependant que je laisse les pauvres paysannes aux pauvres paysans qui leur correspondent et après qui je n’ai aucune envie de passer, et goûtez donc du fait que je préfère les femmes d’un rang plus haut que moi, ou égal. Je veux que, lorsqu’une d’entre elles se donne à moi, chaque parcelle de corps que je dévoile, chaque cri, chaque confidence, soit une conquête de ma personne, une victoire sur sa pudeur, un assaut astucieusement mené, sans que je puisse me demander si c’est avec moi ou avec mon argent ou mon statut qu’elle veut faire l’amour ! Traitez-moi de Julien Sorel si vous voulez me trouver des filiations littéraires, mais pas de Don Juan. Pas cette facilité qui ne viendrait que du fait de partager le même prénom que ce séducteur… prénom que je ne dois d’ailleurs qu’à vous-mêmes, mes chers parents. Faut-il faire attention, lorsqu’on en attribue à des bébés, de bien choisir le modèle auquel il ferait référence… qu’aurais-je été si vous m’aviez appelé Joseph ou Salvador ?

Ensuite, en ce qui concerne encore la propagation de mes gènes et la perpétuation de votre famille, je vous ai donné une bonne nouvelle, la dernière fois, non ? Et ce alors que je vous trouve bien traditionnel d’un coup. Des enfants ? Non, il n’était pas dans mes projets de céder actuellement ni à la pression sociale ni à Dame Nature (vous savez comme moi et les philosophes de ma génération – qui aiment tant ce pauvre marquis enfermé avec ses désirs inassouvis – par quel orifice Sade nous proposait de la prendre), et d’endosser à mon tour le rôle de père. J’ai non seulement assez à faire avec ma propre personne, mais ma propre ingratitude à votre égard me sert aussi de leçon : enfanter d’un petit être me ressemblant, représenterait un fardeau que je préfère m’éviter. Et qui sait si vous ne vous ligueriez pas avec lui pour me chercher encore dispute à la puissance deux ! Pourtant, si telle est votre dernière grande croisade dans la vie, je vous rappelle donc que vos vœux ont été exaucés. Il m’est arrivé il y a quelque temps, un petit bonhomme de 16 ans, venu de Concepción – gouterez-vous autant que moi l’ironie du hasard ? – et doué d’un certain courage qui ne me l’aurait pas fait renier si j’avais envie d’un fils, pour m’annoncer que j’étais son père. Vous rendez-vous compte, 16 ans, cela voudrait dire que ma mâle vigueur aurait déjà été active lors de mon séjour chez ma tante en 1955 ! Bref, l’enfant se présente, me reconnaît pour père. Malheureusement pour vous, je ne l’ai pas gardé. Oh, il court toujours quelque part, puisque lorsque je lui ai demandé si sa mère, dont je n’ai aucun souvenir, avait pu trouver un homme pour l’élever, m’ayant répondu que non, la pauvre !, je lui ai donc rappelé que la paternité était un sacerdoce quotidien qui passait par de l’attention, du temps, des efforts (j’oubliai bien évidemment les finances pour ne pas donner à ce jeune intrépide des idées mal venues) et non par une partie de plaisir survenue 16 ans plus tôt entre deux êtres insouciants. Il tenta bien de rétorquer quelques arguments de nature biologique, mais je pense lui avoir passé l’envie d’user de tels artifices rhétoriques en lui proposant de m’attendre dix minutes pour que je lui donne une fiole contenant toute une fratrie potentielle à sa disposition s’il lui revenait l’idée de s’inventer une famille…1 Je ne l’ai pas revu depuis, mais vous êtes apparemment grand-père si la maman ne s’est pas trompée sur l’identité du géniteur ; aucune ressemblance physique ne m’a frappé, mais la question étant secondaire je ne m’y suis pas attardé. Voilà donc le premier point.

Pour le second, politique, vous savez bien qu’après Sciences Po je me suis orienté vers l’économie, pensant que le métier de diriger une firme était bien plus honnête que celui de politicien ou personnel d’une administration, puis la philosophie lorsque je me suis aperçu de toute la philanthropie qu’il faut déployer lorsqu’on veut diriger des êtres humains… Le monde est tellement chargé déjà d’arrogants qui veulent construire le nouvel Éden, ce n’était pas la peine de me mettre dans cette meute-là ! C’est parce que l’humanité est si pleine de gens qui veulent faire votre bonheur que le monde va si mal ; en m’abstenant, en restant en retrait, en refusant humblement de jouer les despotes éclairés, et même s’il y a toujours un plus gentil qui vous accorde le droit de vous tromper en paix, se sent le besoin de vous convertir, de vous faire participer à je ne sais quel projet, à je ne sais quelle communauté d’élus magnifiques, à construire une nouvelle tour de Babel qui finira par n’être jamais rien d’autre qu’une tour de contrôle, je fais acte de charité envers tous. Peut-être finirez-vous par vous en rendre compte un jour.

Si le fiasco du « communisme de guerre » ne vous a pas suffi, ni les procès de Moscou de 1936, ni vos propres querelles internes lorsque vous donniez du coup de feu contre vos alliés dans les rues de Barcelone au lieu de combattre vos ennemis, de la même manière les chars soviétiques à Budapest en 1956 venus réprimer dans le sang une vague de liberté spontanée, couverts par le reniement de Castro (ce fameux Castro venu il y a quelques mois donner des leçons de révolution à l’Unité Populaire, alors qu’il n’est plus rien que le laquais de Brejnev), Prague muselée et les murs physiques ou mentaux qui s’érigent partout, asservissant les hommes que les régimes communistes étaient censés émanciper devraient vous mettre la puce à l’oreille… Et encore récemment cette pantalonnade internationale d’une certaine jeunesse excitée perdue dans l’abjection la plus totale, où montait à la tribune le plus provocant, le plus tapageur, étudiants imbéciles s’enorgueillissant de mots, tigres de papier s’agitant pour le plus grand plaisir des vieillards idéalistes n’ayant pas encore fait le deuil de leurs idéaux gâteux… Vous faudra-t-il attendre encore les chars rouges dans les rues de Santiago pour que vous vous décidiez enfin à mûrir et comprendre que vos croyances relèvent d’un aveuglement coupable et grotesque ?

Dans l’espoir partagé de vous faire un peu réfléchir,

Cordialement,

Juan

Note

  1. Ah non, je n’ai pas fait ça, vous êtes sûrs ? C’est dommage… [Note de Juan]

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