§30. Il faut croire que ces deux-là sont heureux de se retrouver puisque depuis un peu plus d’un mois maintenant qu’ils se sont revus, cela fait la quatrième fois qu’ils ont rendez-vous, cette fois-ci au centre-ville dans le très chic quartier Lastarria, au Berri plus précisément, où ils boivent un verre de dixième art, évidemment. Juan a compris que ça ne servait à rien d’enquiquiner son ami avec des histoires politiques qui sont censées être secondaires pour lui (sinon encore plus bas dans la hiérarchie des choses dont il est digne de s’occuper) alors il lui parle de femmes, ce qu’il fait sans se forcer. Enfin lorsqu’il parle femmes à Jean, le « s » est en débat, justement, puisque la monogamie de ce dernier est l’enjeu de leur discussion. Enfin seulement pour Juan puisque :
— J’aime Natalia — lui dit Jean.
Mais, tendons l’oreille :
— Mais c’est vrai que ce n’est pas facile tous les jours de l’aimer. Surtout quand elle est absente. Souvent, donc. Néanmoins, nous nous sommes rapprochés ces derniers jours, j’ai pu compter sur elle dans les mauvais moments. J’ai honte d’avoir pu seulement émettre l’idée de m’intéresser à une autre la dernière fois…
— Les mauvais moments ?
Jean rougit. Il voulait éviter de parler de ses déboires et voilà qu’ils se sont échappés de sa bouche, pas assez bien coincés au travers de la gorge. Il lui raconte donc Marcia, son logement provisoire (qu’il décrit comme convenable pour du temporaire, afin de ne pas avoir l’air de demander un logement à Juan) et enfin, son licenciement :
— Et puis j’ai été licencié.
— Oh ! Ça fait longtemps ? Il me semblait bien que tu n’étais pas très prolixe sur le sujet.
— J’arrête ce vendredi. Il y a eu des réductions d’effectifs. Comme je suis un des derniers arrivés et puis Français, je suis du mauvais wagon. En plus mon chef de service, avec qui je ne me suis jamais vraiment entendu et qui m’a embauché, je pense, simplement parce que j’étais recommandé par Neruda, m’a ensuite reproché d’être venu dans le pays, que j’aurais mieux fait de rester en France…
— Ah oui, parce que lui, par le hasard des gênes de la génération le précédant, il est né ici, il serait donc plus d’ici que toi ! Salopard ! Le nationalisme a toujours une haleine de trou du cul en période de rareté du papier hygiénique – comme maintenant, tiens ! Si un jour tu deviens Chilien, comme tu me l’avais dit, tu pourras rétorquer à tous ces esprits bornés que tu es plus Chilien qu’eux parce que, toi, ta nationalité est un choix et eux juste un hasard des parties de jambes en l’air de leur mère ! Toujours attaquer les imbéciles avec la taille de leur sexe et la vie intime de leur mère, la ficelle est super grosse et éculée mais, tel le taureau dans l’arène, cela suffit pour les exciter, car tu tomberas rarement, même s’il y en a, sur des nationalistes raffinés…
— Je ferai sans doute les démarches sous peu, dès que je me serai stabilisé.
— Et Neruda, il n’a rien pour un camarade ? Ça doit ouvrir des portes d’être communiste en ce moment, non ? Dépêche-toi ce n’est pas dit que ce ne soit pas plus intéressant d’être pour la DC en 1976, il vous reste peut-être trois ans seulement pour vous en mettre plein les poches fraternelles, avant qu’eux ne dévient le robinet vers leur gourde…
— Non, Neruda… C’est un peu compliqué. Je ne me vois pas aller quémander à sa porte, de toute façon.
— Mais réussir en régime communiste c’est savoir mendier habilement et savoir qui tuer au bon moment, Jean !
Jean reste stoïque, il se considère plus robuste qu’un imbécile qu’on titille avec ses piètres prouesses sexuelles et la quantité de celles de sa génitrice ! Et il a compris que le pire que l’on pouvait opposer à un provocateur – même si dans ce qu’exprime Juan, il y a plus que de la provocation pour le plaisir – c’est le silence et l’indifférence face aux outrances affichées. Et d’ailleurs cela fonctionne puisque Juan change de ton :
— Bon, écoute, je te le dis franchement, tu peux compter sur moi, si tu veux. Si le fait que je t’aide te gêne, ce que je pourrais comprendre car il n’y a rien de plus avilissant qu’un don, je te prête sans échéance et sans intérêt ce dont tu pourrais avoir besoin et tu me rembourseras quand tu pourras…
— Merci, Juan. Je m’en sors. Solidarité révolutionnaire. Tu vois que ça n’a pas que du mal d’être de ce côté-là.
— Soit, mais si jamais tu tombais en disgrâce, qu’un Inquisiteur quelconque te coupe les vivres pour non- respect d’une orthodoxie fluctuante comme les marxistes savent en créer, viens me voir !
— Merci, Juan.
— Je suis un sale con, mais j’ai bon fond, non ? Tu vois la vraie fraternité c’est ça : je ne donne jamais un seul escudo – et tu sais bien qu’avec l’inflation, ils ne valent rien – à un mendiant, mais à toi je pourrais donner ma chemise, parce que nous avons été amis durant notre jeunesse.
— Oui, tu as bon fond.
— Et puis tu m’as aussi rendu des services ! Tu te souviens lorsque je t’avais demandé d’agresser une fille que je voulais séduire, pour que je puisse venir, là, par hasard, la sauver ?
— Oui ! J’avais oublié cet épisode ! Comment s’était-il terminé, d’ailleurs ?
— Tu veux la version véridique ou que j’invente un film érotique dont je serais le héros ?
Et la soirée se ramifie un peu dans les rues des 17èmeet 18ème arrondissements du Paris des années 50, lorsqu’ils étaient enfants et insouciants, qu’ils écoutaient du Boris Vian encore chez leurs parents… et quand même, au final, c’est au Chili et à Natalia que les deux hommes reviennent.
— Je ne suis pas un séducteur, tu sais ? Ça me plairait, parfois, mais le rôle me va mal. Toi tu l’as toujours été, depuis qu’on est gosse.
— Tu n’as pas forcément à être un séducteur, dis-donc. Si tu ne réussis pas à t’imposer aux yeux des autres sur ce terrain-là, c’est qu’il faut essayer sur un autre. L’échec dans cette quête, c’est de ne pas savoir te ré-orienter vers d’autres modèles de réussite, là où la concurrence est moindre, ou peut-être plus à ta faveur. Le modèle du jouisseur est certes dominant, monolithique, impérialiste, il te ronge, te fascine, mais s’il n’est pas pour toi, il en existe plein d’autres où tu peux exceller. Tu n’as pas ce corps, cette assurance, ce port, toute la technique qui feront s’ouvrir un à un les petits rideaux de l’intimité des femmes : joue au jeu dont les règles t’arrangent ! Il y a plein d’autres possibilités de trouver ton bonheur ! Et puis tu sais, personne n’a sa place sur cette Terre. Mais en s’ingéniant un peu, chacun arrive à s’en faire une. La société, si ce mot veut dire quelque chose, c’est un grand puzzle où nous nous taillons notre pièce de manière à occuper les trous… Et puis j’ai eu mes pauses, aussi…
— En tout cas, je me demande toujours pourquoi Natalia a voulu de moi… Et je ne pose jamais la question de peur qu’elle se la pose elle-même et se rende compte de son erreur…
— Et tu ne peux pas l’aimer juste par peur de ne pas en avoir d’autre, t’accrochant à cette chance d’en avoir débusqué une, c’est affreux !
— Non, je ne l’aime pas en retour d’un amour qu’elle me donnerait, ou par crainte d’être seul. Lorsque je l’ai vue j’ai été conquis de suite, elle n’a pas eu à batailler pour m’avoir, je lui ai donné les clefs de ma vie tout de suite… Enfin, pas toutes… mais si tu la voyais, tu verrais que ce n’est pas un amour par défaut ! Au contraire je suis honoré d’être avec elle, fier, heureux malgré tout.
— Mais je ne demande que ça, la voir !
— Non !
Ils rient.
— D’ailleurs — reprend Juan pour évacuer une mauvaise pensée qu’il a eue — je ne préfère pas. Je ne voudrais pas désirer la copine d’un ami.
— J’ai appris quelque chose, d’ailleurs, avant-hier.
Et il réveille encore une fois le spectre d’Ignacio. Les morts ne sont jamais tranquilles dans ce pays.
— Voilà. Je me demande aussi si je suis à la hauteur de cet homme… c’est difficile d’être dans l’ombre, sinon l’ombre soi-même du héros. En plus il est mort. Son image ne sera jamais plus écornée. Pablo l’a à peine connu, il l’idéalisera, et moi je serai bien vivant, je n’aurai pas la perfection de la statue, je ferai des erreurs, je serai humain et vivant…
— Mais tu seras là, bien présent pour t’occuper d’eux, et la statue a beau être très belle, elle ne sourit plus, elle ne gère plus rien, elle est toujours froide alors que toi tu es un bon trentenaire plein de vie ! Et puis je suppose que Natalia aura choisi quelqu’un de caractère différent, pour ne pas faire de comparaison, justement… Tu n’es pas la doublure d’Ignacio, tu es Jean, avec tes forces et tes faiblesses, et je devine cette femme assez intelligente pour vous aimer tous les deux à votre place, comme on aime des enfants, sans faire de préférence.
— Merci, Juan.
— Mais tu pleures, imbécile ! Tu sais que je déteste ça !
— Parce que tu te mets à pleurer aussi ! Oui, je me souviens !
— Ça m’apprendra à t’écouter t’épancher au lieu de te filer des adresses de motels où tu pourrais sauter tes collègues !
Jean, tel un enfant, est passé des pleurs aux rires, ce qui ne plait que moyennement à Juan puisqu’il est l’objet de ce comportement cyclothymique.
— Tu m’emmerdes, Jean !
— J’aime bien quand tu es bassement vulgaire, c’est que tu descends de ton piédestal et montre tes faiblesses !
— Va te faire foutre, pauvre con ! — dit-il en essuyant ses larmes et en ayant l’air fâché.
Au fond de lui ça lui fait plaisir d’avoir quelqu’un devant qui pleurer, même si ce n’est que par empathie. Cette « sale chose »…