§9. Je suis assis à une terrasse, seul, comme souvent, sirotant un vin rouge en amateur : le vin rouge devrait être considéré comme le dixième art1, le vin blanc comme une hérésie seulement tolérée pour le Gewurztraminer, et je suis un mécène éclairé. Lorsqu’un homme s’approche de moi. Suis-je condamné à rencontrer une personne par chapitre, à chaque fois que je suis assis, seul ? Qu’est-ce donc ? Un running gag ? Une paresse intellectuelle de celui, celle ou ceux qui écrivent tout ceci ? Une invitation à être plus péripatéticien que je ne l’ai jamais été, qui déteste ce brasseur de lieux communs qu’est Aristote, et de marcher, marcher, toujours marcher pour que les Hommes me fichent la paix ?

— Bonjour, je me présente : Eric de Labaou, psycho-analyste à Paris. Vous permettez ?

— Allons ! Mais apportez avec vous une bouteille de rouge au moins, qu’éventuellement tout ne soit pas perdu, celle-ci n’est plus qu’une coquille vide, un corps sans vie.

— Je sais que vous n’appréciez pas vraiment les gens de ma profession. Mais ne vous fermez pas.

— Vous savez ça ?

— En effet.

— Soit. Buvons un verre, alors.

— Avec plaisir, je vous remercie.

— Et sinon ?

— Je voulais vous parler de votre relation au père.

— Oh ! Trinquons d’abord. Cul sec !

— Chin ! Cul sec !

— Donc vous vous ennuyez ? Vous n’avez pas des choses plus grandioses à aborder que ma pauvre petite vie ? Le fait que la réforme agricole oblige le pays à importer des sommes astronomiques de blé. Le tribunal de Paris qui donne raison au Chili contre la Kennecott. La tournée mondiale d’Allende, par exemple, qui va emmener le président en visite officielle en URSS, Cuba, Venezuela, Pérou et aux EUA, à l’ONU ? Ça ne vous choque pas que pendant quelques jours ce soit l’ex-Chef des Armées qui le remplace ? Vous ne trouvez pas que c’est lourd de sens ?

— Je pensais que cela vous ennuyait de parler politique…

— Oui, c’est vrai… L’aurions-nous fait, je vous l’aurais ensuite reproché en commentaire…

— Vous êtes donc de mauvaise foi.

— Je le confesse. Mais ne me fouettez pas : on n’avait pas dit que c’était interdit

— C’est tacite dans toute relation humaine.

— Oui, enfin, c’est comme la plupart des règlements : si nous les appliquions vraiment, vivre serait impossible.

— Ne nous égarons pas. Non, je pense que c’est important de revenir à cette relation avec votre père et de ne pas laisser certaines choses ainsi en suspens, qui pourraient choquer le lecteur, et au passage écorner l’image qu’il peut avoir de vous.

— Ah, parce que vous savez que nous sommes dans un roman !?

— Oui, oui, et je ne viens y faire une intrusion que pour les bienfaits de celui-ci.

— Oh, je pensais que seuls les sociologues pouvaient voir la réalité d’un point de vue synoptique, comme des démiurges hors du monde, dégagés de toutes les déterminations dont ils chargent cependant l’ensemble du reste de l’humanité – sociologues d’idéologie différente compris : il n’y a pas de solidarité de castes entre ces gens-là s’ils sont de bords différents. Mais il faut croire que les psycho-analystes aussi ont cette faculté-là ! Et vous êtes capable de lire les romans dans lesquels vous ne devriez être qu’un personnage très secondaire ? Quelle époque formidable !

— Vous êtes vexé de ne pas être le seul à avoir cette méta-connaissance, je suis désolé.

— Ce n’est pas grave, allons. Ça va être passionnant, donc, et un nouveau verre pour se liquéfier le gosier avant de commencer. Cul sec !

— Cul sec !

— Attaquons !

— Allez. Je voulais vous faire remarquer tout d’abord, comme une sorte d’avant-propos nécessaire à la bonne compréhension de ce qui suivra, que lorsque votre père a commencé à vous dire pourquoi il voulait vous voir, « sans sujet particulier », « te voir » (je le cite, je ne vous tutoie pas), « comme un père voit son fils »…

— Pas de ça entre nous, Eric. Toi et moi on est de la même élite : un philosophe qui maitrise la science des sciences et un …analyste qui sait mieux que son sujet ce que celui-ci n’a même pas encore eu le temps de penser. Donc, on se tutoie !

— On se tutoie.

— Et on boit un verre !

— On boit un verre.

— Cul sec !

— C’est presque une tradition, désormais. Cul sec !

— Donc, lorsqu’il te dit ça, tu l’attaques tout de suite en lui rétorquant qu’il vient « chercher la brebis égarée »…

— Oui, parce que c’est mon père, je le connais, il va tourner un peu autour du pot, en essayant d’endormir la conversation, de m’attendrir, puisque le pot c’est moi, mais pas de pot pour lui, je lui coupe l’herbe sous les pieds. C’est une forme de raccourci pour le lecteur, pour lui éviter ainsi une ou deux pages pour ne rien dire. Et puis l’image biblique de la brebis égarée m’est venue comme ça, alors je l’ai utilisée. J’aime bien user d’images tirées de l’opium du peuple lorsque je parle à un communiste, c’est comme un petit jeu, qui ne marche pas vraiment, mais ça m’amuse… « Opium du peuple », remarque que si Marx avait connu la télévision et toute l’industrie d’abrutissement des masses, voire le football, sans doute aurait-il été plus tendre avec la religion… il aurait même été évangéliste, tu ne crois pas ? Tu as vu comment ces gars-là chantent tout le temps ? Ils ont raison, c’est des conneries les manifestes et les bouquins : tu fais gober plein de trucs avec une chanson ! Au mieux des citations, des phrases courtes qui peuvent s’écrire sur les murs, un paradoxe, un jeu de mot, une grande découverte qui impressionnent les gamins : « je suis pour la vie et contre la mort » – ouh !, génial, bien dit, je vais le copier sur mon cahier ! Tu as vu je cause pas mal, enfin « pas mal », je veux dire « beaucoup », je ne me permettrai pas d’être si égocentrique, mais je n’ai pas payé – enfin, je paye l’addition, si tu veux, mais ça fera jamais autant qu’une consultation – ça va marcher ?

— Oui, oui, tu joues le jeu et as envie sincèrement de parler, donc ne t’arrête pas à ça.

— OK, super. On trinque !

— Cul sec !

— Non, parce que je vais parler mal, aussi, comme on est sur une terrasse, entre nous, sans élèves qui croient qu’on s’exprime toujours dans la vie comme lors des cours ou des conférences, je vais dire des gros mots, faire des raccourcis, me permettre des facilités, parler sans filtres… ce qui prouve bien qu’on est une super-élite, parce qu’on sait parler très bien et en plus rester comme l’homme de la rue …en fait, ça existe les universitaires qui sont dans la vie comme ils sont en représentation : les lourds !, les pénibles !, j’ai toujours voulu échapper à cette caricature du philosophe coincé, chétif, maladif… Moi la bonne vieille servante de Thrace, lorsque Thalès tombe dans le puits, je ris avec elle !

— On n’est plus vraiment dans le sujet, là, non ?

— Laisse, c’est créatif, c’est comme l’écriture spontanée, je perds le contrôle, je me laisse aller, et il en sortira des choses intéressantes, des ramifications éclairantes…

— Si on pouvait quand même se concentrer sur le père…

— OK, c’est toi le spécialiste. Si ça se trouve c’était une forme de fuite… Le père, donc. Tu vois, lorsqu’il enchaine avec « au-dessus de quel vide marches-tu sur ce fil ? », ça n’a rien à voir avec ce que nous disions avant, ça sonne faux, tu sens qu’il a préparé sa réplique depuis des jours, et qu’il vient jouer les bergers.

— Je te l’accorde.

— Donc, je sais déjà et je gagne du temps – que je viens de reperdre, là, mais bon… et puis son discours ne tient pas debout. D’abord il me dit qu’il ne vient que pour ma mère, et puis avec son « pourquoi as-tu fuit notre amour quand

nous te le donnions », on comprend bien que je lui manque, à lui, personnellement… je lui offre même un petit-fils qu’il n’attendait pas – tu l’as lu, ça, la rencontre avec le fils, avant l’inversion des rôles ?

— Oui, bien sûr.

— Et il ne rebondit même pas là-dessus… Bizarre, non ? Alors qu’il a dit un peu avant : « il y aurait tant de jeunes gens à prendre sous mon aile si je voulais trouver des palliatifs à ma paternité frustrée ». Et puis ses répliques ! On ne fait plus ça depuis le théâtre grec. Ou Racine, encore, lorsqu’il est mal joué par des jeunes actrices qui n’ont pas le ton juste…

— N’empêche que ce que tu reproches à tes parents n’est pas très cohérent. D’une part tu ne veux pas que ton père te fasse la morale et tu lui reproches en même temps de ne te l’avoir jamais faite…

— Oui, il faut alors distinguer entre les types de morales qu’il aurait pu me faire et remarquer que je n’ai pas eu celui que j’attendais. Le point est mineur.

— Plus grave, tu reproches à ton père d’avoir été « endormi » par ta mère, trop bourgeoise à ton goût et tu reproches à ton père dans ta lettre du 09 avril 1973…

— Quoi !!! Tu as connaissance des chapitres futurs !— Oui…

(Vers le lecteur.) Jusque-là, trouver un égal c’était intéressant. Mais, là, ça c’est vexant…— En même temps si tu connaissais ce qui allait se passer, quel intérêt pour toi et pour le roman… ?2

— Bien sûr, tu as raison et je préfère découvrir ainsi les évènements au fur et à mesure3… Pourtant je peux me permettre de faire des clins d’œil au lecteur de 2013, c’est paradoxal4… Enfin, je sais juste que je vis au moins jusqu’à 74 ans…5

— Donc, tu connais l’avenir de ce roman dans lequel tu apparais cependant, c’est impressionnant : trinquons encore ! Une deuxième bouteille, s’il vous plait. Le même vin.

Cul sec, toujours, à partir d’ici je ne le spécifie plus.

— Tu me disais donc que j’écrirai à mon père le 9 avril…

— Oui !

— Mais ne m’en dis pas trop, cependant !

— Ne t’inquiète pas, je suis l’expert.

— Va, j’ai confiance.

— Tu reproches donc son engagement politique à ton père parce qu’il est de gauche…

— Mais non ! Il aurait été de droite je l’aurais attaqué de même. C’est juste que les faiseurs de discours, les chansonniers, les artistes, tous les ingénieurs de l’âme qui modèlent insidieusement l’esprit des gens étant beaucoup plus souvent à gauche qu’à droite, les Tartuffes de l’époque sont plus de ce côté ! Et puis j’explique déjà mon rapport avec son engagement politique dans la sorte de préambule au lecteur…

— Le préambule au lecteur ?

— Oui, le long texte sur la schizophrénie de gens de gauche, qui m’oblige à répéter sa dernière réplique, parce qu’après quelques pages de monologue interne à la première personne du singulier, tout le monde a oublié qu’on était, en fait, en plein dialogue…

(Mine interloquée)

— Ah !!!! — reprends-je. — Tu ne peux lire que les dialogues ! Et les lettres que tu vas fouiner, sournois, jusque dans les tiroirs du futur ! C’est ça votre infériorité sur les sociologues, à vous autres psy-ce-que-tu-veux : vous avez besoin de discours pour « comprendre » les choses, vous avez besoin qu’on révèle, qu’on confesse, qu’on vous fournisse le matériel ! Seul Bourdieu et ses épigones sont capables de savoir et d’exprimer ce que les gens n’arrivent pas eux-mêmes à penser tout en le pensant tout de même sans pouvoir le concevoir pleinement à cause des habitus imposés par le capitalisme. Ah, ah ! A la tienne !

Il faut bien avouer qu’il a l’air vexé, là, pour le coup, et que je suis bien heureux de savoir qu’il me suffit de sortir du dialogue pour protéger mes paroles de sa connaissance – au fond le rigolo ne sait rien.

— Enfin, tu comprends que tu reproches en même temps à ton père de ne plus être un « conquérant », s’étant « perdu entre la frontière espagnole et Paris » – c’est donc bien son engagement du côté des républicains dont tu parles – et de se « dissoudre dans le brouillard de la futilité », d’avoir été « embourgeoisé », « domestiqué » par ta mère, bien que « tu « ne partag[es] » pas ses « idées politiques ». Les aurait-il suivies, tu les lui aurais reprochées ! Finalement c’est bien ta dernière phrase qui résume tout : « c’est lorsque nous nous querellons que je nous trouve les plus proches » – quoi qu’il fasse, il a tort. Tu veux juste t’opposer à lui.

— C’est à prendre en considération ici. Il y a sûrement un point aveugle dans mes recoins. Je suis sans doute comme tous ces révolutionnaires nés dans des familles bourgeoises et qui financent leurs rébellions grâce à l’argent de leurs capitalistes de parents, qui jouissent de la société d’abondance en même temps qu’ils veulent la dépasser, qui se servent de la liberté qu’on leur offre pour crier qu’ils sont esclaves et que le Système les empêche d’en prendre conscience, qui…

— … Oui, oui (faisant signe qu’on a compris – il n’y a pas que comprendre qui compte, Eric, on peut aussi se défouler…. Et les vertus de la catharsis ?)

— Mais je dis tout ça dans le fameux préambule que tu ne peux pas lire… Oui, si on veut, on peut me retourner certaines choses que je décris des gauchistes…
— Je n’ai pas besoin de ton préambule : tu l’as dit à Marcela D., un soir de juin 1971…

— Hors texte ! Donc tu peux lire quand même bien plus loin que je ne pensais… Et tu vas jusqu’à mon premier « maman » qui signifiait bien tout le désir sexuel que j’avais pour elle ?

— Je n’ai pas besoin d’aller aussi loin… Et ne caricature pas le complexe d’Œdipe !

— Je n’ai pas besoin de le faire, vous le faites très bien vous-mêmes…

— Enfin, tu n’es pas si original que ça, finalement. Très proche des comportements adolescents dont tu te gausses.

— On parlait déjà d’adolescence au début des années 70 ? – Allez, je te l’accorde, ce n’est pas le gros du problème.6 Et toi tu ne sais pas que tu n’es qu’une reprise maladroite d’un procédé qu’a utilisé Montherlant dans son très beau Don Juan, lorsque les trois experts qui ont des idées sur Don Juan viennent lui parler de lui-même.

— Ah non, j’ignorais. Et toi, tu n’es peut-être que Don Juan. Mais je ne prétends pas être original de toute façon. Qu’est-ce que l’originalité ? Nous sommes reprises et copies de ce que nous communique notre force créatrice profonde

— Oui. La culture est un grand tissu d’emprunts qui s’enchevêtrent… Et nous ne sommes que des petites copies de copies… Cul sec à notre petitesse !

— En même temps tu n’es pas très bon camarade. Ni avec moi, puisqu’en me révélant ce fait, tu veux me faire du mal, quand bien même c’est raté ; ni avec celui, celle ou ceux qui nous écri(ven)t, puisque tu montres à tous qu’il(s)/elle emprunte(nt) des éléments à ses/leurs prédécesseurs.

— Je ne suis pas bon camarade, non, c’est vrai. Quoique. Ce qui écrit et moi avons des rapports ambigus de toute façon. Je ne suis rien sans cela, je dois bien le reconnaître. Je lui dois tout, même. Mais on aura beau séparer le travail littéraire – soit la part totalement fictive de mon existence comme personnage – de son existence biographisable, on aura beau se dire que la part d’extrapolation exagère et amplifie très largement le peu qui a pu être expérimenté en vrai, avec quelques petits exploits sexuels personnels, il y en aura toujours pour penser qu’au fond ça doit bien y avoir une part de vécu, tout de même, on ne peut pas parler si bien des femmes et ne pas les connaître de la même manière… Après moi, on regardera différemment cette fonction-auteur que j’imagine sans grande envergure humaine. Et de se sustenter de mon aura, même si on s’en défend hypocritement. Et pourtant je causerai aussi du tort. Car on se rappellera mes points de vue plus politiques, mes provocations, les méchancetés que je pense franchement et que j’exprime sans retenue, parfois en forçant le trait, et, là encore, mes prises de positions seront assimilées à qui n’a rien signé. Même si on s’en défend, même si on s’en explique. Les maîtres de la tolérance montreront du doigt, très fiers d’incarner la Vérité, d’être dans le sens de l’Histoire – ô sempiternelle arrogance progressiste –, toujours à l’avant-garde de la société, voudront mettre à l’index (mais comme ils sont contre la censure, cependant !), railleront, refuseront d’entendre (mais comme ils sont ouverts et pro-dialogue, notez-le bien, s’il vous plait !) et, peut-être aussi, avec la même indifférence que la mienne, on n’en aura cure. Ce qui fait qu’au fond, j’aime bien ma paternité non-biologique malgré nos divergences. Tu vois je ne suis pas qu’opposition

— Non, non ! Tu as bien une pulsion de mort en toi. Prends l’exemple des colonisateurs espagnols, « blague » que tu refourgues à deux endroits différents en changeant un peu la formule, car :

Je sais que les Espagnols ont pris leur tâche civilisatrice un peu à la légère dans le coin et n’ont pas trop enseigné la ponctualité aux Chiliens [1. II §17]

et

Une heure de retard pour un Chilien c’est la norme. Les Espagnols ont bâclé la colonisation, dans le pays [1. III §4]

c’est une variation sur le même thème !

— Oh, contente-toi de cerner les âmes et de démêler l’écheveau de la psyché humaine, laisse les questions de styles à d’autres.

— Non, non, il ne s’agit pas de style, Juan. Mais de fond : tu ressasses. Tu aurais pu signaler que ces colons espagnols sont aussi parfois les plus courageux, que ceux qui survivent sont les plus forts, quitte à refourguer du pseudo-darwinisme sous le manteau, enfin, trouver un argument positif. Mais non, tu vois du noir ! Et ça c’est symptomatique de cette mort qui te ronge et va de pair (va de père, aurais-je dû écrire !) avec ton désir de rester stérile, même lorsqu’un enfant vient t’apporter la preuve du contraire ! Ou encore le fait que tu ne sois pas propriétaire, comme un juif errant prêt à fuir, ou que tu n’aies jamais écrit. Et puis, excuse-moi mais quelqu’un qui dit « la souffrance est un fardeau qui nous pousse vers le haut. Ne garde-t-on pas les seuls écrits du désespoir, n’allons-nous pas vers les autres qu’aux seuls moments de détresse ? Sans elle il ne me resterait alors qu’à devenir une amibe »…

— Tu me cites proprement, avec le style approprié, pour des blagues sans intérêt et je n’ai le droit qu’à des guillemets pour les moments plus beaux, pfff !

— Ne détourne pas la conversation. Ce sont des paroles de dépressif, Juan !

— Et pourtant je fais l’amour, beaucoup, avec envie et non avec enmort ! Le désir sexuel, n’est-ce pas là pulsion de vie ?

— Et justement là encore, même dans l’acte de création tu te refuses, tu voudrais rester vierge et dans les débuts des milliers de fois, tu n’es qu’un long préliminaire…

— Cela mon père me le dit déjà…

— Certes, mais ton père rate la dimension politique, car, comme dit Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne :

L’action étant l’activité politique par excellence, la natalité, par opposition à la mortalité, est sans doute la catégorie centrale de la pensée politique, par opposition à la pensée métaphysique.

» Et donc tout s’explique par ton apolitisme résolu. Je devrais même le nommer par son nom : ton libéralisme, Juan.

— Oui, mais Alphonse Allais a dit :

Non, la stérilité n’est pas héréditaire.

» C’est bien la preuve que mon problème de fertilité psychosomatique est bien dû à la stérilité de mon père ; stérilité dont je proviens pourtant. Stérilité politique d’abord parce qu’ils ne réussiront jamais rien ces gens-là, et puis stérilité, tout court, car je ne me considère pas moi-même comme un être vivant, mais comme un fantôme, un être qui n’existe que comme Regard, A-côté et Absence. Je m’oppose à lui pour échapper à la malédiction que lui a jetée ma mère, pour reconquérir par le travail, car là est la dialectique, ma substance…

— Pourquoi Hegel ici ?

— Je ne sais pas, mon inconscient me l’a passé par la tête ! Tu as un jeu de tarot sous la main qu’on invoque les astres ? Allez cul sec ! J’ai besoin de me rafraichir ! Je ne suis pas chrétien mais lorsque je fais fasse à des ésotérismes fumeux j’ai des grandes envies de bûchers qui me dévorent ! J’ai le palais noir de cendres.

— Là encore, Juan, la mort, la mort, toujours la mort ! Tu vis pour la mort !

— Mais non je meurs de vivre, et de vivre encore plus, et plus vivant que vous dans un monde qui…

— Juan, quelque chose s’est brisé au moment où tu passais au stade du miroir, l’Autre ne s’est pas révélé à toi, tu ne vois que Toi, Toi, Toi, en l’Autre, et toutes ces femmes avec qui tu crois être ne sont jamais que la répétition – répétition dont tes itérations humoristiques sont le symptôme – de ton Père, puisque ta mère n’est rien, que tu l’as tuée à ta façon en n’en faisant qu’une bourgeoise creuse, et que c’est ton Père dont tu es amoureux et que tu recherches toujours en cet Autre-Toi que tu as mal structuré, et qui fait que tu n’es jamais avec lui que lorsque tu te « querelles » avec ! Casanova n’appelait-il pas l’acte d’amour un « débat » ? Voilà ta clef, Juan. Tu as inversé ton Œdipe dans une mise en abime spéculaire, et tout cela te pousse à n’être jamais rien, puisque tu es ton Père et que si tu es ton Père tu ne peux t’engendrer toi-même !

— La Clef ! Cul sec ! Grande découverte ! La Clef phallique qui perce mon Œdipe libéral inversé et homosexuellement incestueux qui me pousse sans cesse à n’être rien ! Quelle belle anal-yse, Eric ! Eric, j’ai 33 ans, l’âge où le Christ mourrait et moi je vais naître vraiment à présent que tu m’as donné les ficelles de la marionnette que j’ai été ! Allez viens, si ça trouve il est encore à Santiago, je sais où il a l’habitude de dormir : allons tuer le Père ! Et demain nous coucherons sur le papier ta théorie !

Et ce long corps rectiligne et maigre portant en son bout une cervelle imbibée de brumes et de lectures opaques, se lève en titubant, qu’il est lourd. Je le traine, je l’écoute, je chante un peu avec lui, et le laisse ivre-mort sur un banc de la Place d’Armes. Son portefeuille est dans la poche de sa veste : photo, cartes de visite, bricoles ; j’y glisse la carte du contact de Patrie et Liberté que m’avait donné Laura, ce dimanche de paresse où, après avoir commencé de dévergonder mon fils-à-papa de banquier, j’allais moi-même m’encanailler dans des bras plus dangereux. Je sais que je ne devrais pas fricoter dans ces milieux, mais c’est une expérience à tenter : les terroristes vous font l’amour comme si c’était la dernière fois de leur vie ! Et la petite mort qui suit ce sommet aiguisé comme la pointe d’un couteau, est d’un vertige rare !

Bon, je suis encore lucide bien que ma carcasse nécro-libidineuse ne soit plus très bien attachée à mon esprit (je déraille quand même un peu, depuis quand suis-je dualiste ?) et j’ai bien de surcroit près d’une heure de marche jusqu’à chez moi en passant par l’Alameda et Eliodoro Yáñez. Heureusement, seulement quelques minutes s’écoulent avant qu’un groupe de jeunes, probablement d’une población, ne passe.

— Hey ! — les hèlé-je. — Il y a un type bizarre qui dort ici ! Il me semble que c’est un gars de Patrie et Liberté.

Ils s’approchent, apparemment un peu ivres et regardent ce qui reste, couché, de mon grand orfèvre de Clefs Secrètes.

— Non, je ne le connais pas. Je marchais pour rentrer chez moi, et il a commencé à me parler de renverser Allende, je ne sais pas… Et il est tombé.

Pendant qu’ils commencent à le fouiller, je m’éclipse en le laissant entre leurs mains. Au pire, ils lui font les poches ; mieux : ils lui font la peau ; parfait : ils remontent la piste de l’extrémiste de droite et nous débarrassent des deux… Et s’il mourait comme se serait étrange tout ce génie potentiel prisonnier d’un cerveau décédé, cette révolution intellectuelle avortée et gisante dans ce corps aviné échoué sur cette place.

Notes

  1. Evidemment à l’heure où Juan fit cette proposition, malheureusement non-entendue, les jeux vidéo et le multimédia n’existaient pas !
  2. Evidemment ! [Note du narrateur omniscient et, probablement, de toi aussi, lecteur, qui dois t’associer à moi !]
  3. [Partagée par Juan.]
  4. Comme la vie, Juan ! [Note du narrateur omniscient]
  5. Vous avez raison. Mais dites à qui de droit de me faire oublier, alors, à partir de ce moment, que je survis à tout ce qui pourrait se passer, sinon la prochaine fois qu’on voudra me faire la peau, je n’aurais pas peur et je risque vraiment de me faire tuer… ou de le faire user d’artifices grotesques pour me permettre de survivre, ce dont personne n’a aucun intérêt [Réponse de Juan – accordée, du reste.]
  6. Oui, on en parlait. Vous le savez très bien, Juan, puisque c’est votre époque ! Je devine que vous tentez d’insérer une réflexion anachronique pour vous venger de cette petite supériorité qu’on a conférée au psy{beaucoup-de-choses}. Mais personne n’est dupe, ça a été relevé, l’effet est mis à plat… [Note du narrateur.]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *