§16. Je suis presque nu, au lit, à côté de Natalia, qui lit un rapport, je ne sais pas quoi, je n’espionne pas ses lectures, il fait si chaud… Je lis la presse à scandale, de gauche, histoire de connaître un peu toute la presse chilienne. Et cela ne m’enthousiasme guère :

— Ainsi, un professeur colombien de 32 ans a tué de quatre balles de 9 millimètres, lundi 1er janvier au restaurant « Charles », à las Condes, et là je cite : « le hippie millionnaire et momio Carlos Arturo Subercaseaux Lyon, de 36 ans de jouissance à se la couler douce, célibataire, sans travail actuellement et qui n’avait même jamais travaillé ». A-t-on vraiment besoin de noter ces détails ? Est-il moins victime parce qu’il était riche et oisif ?

— Si tu lis la presse ordurière, aussi, Jean ! Clarín c’est pour savoir les histoires de viols de lolitas et voir les belles nanas en bikini…

— Quand même, Augusto Olivares y écrit, je pensais que c’était plus sérieux.

— Non, non, nous avons aussi nos poubelles qui flattent les plus bas instincts de l’homme. La mentalité capitaliste ne se combat pas aussi vite, elle est ancrée en l’Homme depuis tant de temps.

— « Nous sommes Cubains et nous allons remettre à leur place ces momios » aurait crié un des trois Dominicains : pourquoi dire qu’il est Cubain s’il est Dominicain ?

— Sans doute une invention journalistique pour agiter le spectre de Castro, qui épouvante tant les planqués réformistes…

Marcia toque à la porte.

— Jean, tu peux venir ?

— Là, maintenant ?

— Oui !

— Non, un peu plus tard.

Je n’ai aucune envie de me relever maintenant, de m’habiller. Ou alors il faudrait que je descende nu, pour l’ennuyer un peu et qu’elle arrête de m’emmerder les quelques rares fois où Natalia vient. J’essaye d’oublier la laideronne persécutrice et m’intéresse à Carlos Prats qui a déclaré au Congrès National que le gouvernement ne tolérerait plus de grève. « Une nouvelle grève mènerait à une guerre civile, de laquelle le pays ne pourrait se relever en 50 ans », a-t-il aussi déclaré. Et je me fixe sur cette phrase : « Au fond una huelga es un paro », je ne saisis pas vraiment la nuance…

— Jean, il faut que je te parle !

C’est Marcia qui revient à la charge, c’est un poison, c’est une teigne, c’est une tique, celle-là !

— QUOI ???

— Il faut que je te parle.

Mais c’est à peine si elle n’est pas dans la pièce, on la dirait collée à la porte et prête à fondre, ce serait un exploit !, dans le trou de la serrure pour entrer…

— Bon, je vais aller voir ce qu’elle veut, sinon elle ne va pas se calmer…

Je passe un t-shirt, un pantalon et descends voir quelle urgence pousse ma propriétaire à tant de frénésie.

— Oui, Marcia ?

— Vous allez être deux à prendre une douche ? Parce que tu sais avec les coupures d’eau et la rareté…

— Je ne sais pas. J’ai le droit d’avoir un peu d’intimité ou…

— Mais c’est que l’eau est chère et rare !

— Et quoi ? Que veux-tu que je te dise ?

— Tu ne m’as même pas dit qu’elle venait, aujourd’hui !

— Parce que je n’en savais rien, et je n’ai pas à t’informer de tous mes faits et gestes, quand même. Je te loue une chambre, j’essaye de ne gêner personne…

Je croise le regard de Guillermo, l’autre pensionnaire, à qui j’arrive à décrocher très rarement quelques paroles et qui vit comme un fantôme dans cette maison. Il n’a pas d’odeur, ne fait pas de bruit, ne laisse jamais rien trainer, n’invite jamais personne, discret jusqu’à la quasi-inexistence. C’est sûr que lui est le locataire parfait pour la Thénardier adipeuse des lieux. Sûr que les rares visites de Natalia, et le bruit que nous pouvons, malgré tout, faire, ne sont pas de son goût et qu’il aimerait sans le dire que je sois aussi aseptisé que lui. Je n’aurais alors, je suppose, aucun appui de sa part, et n’en cherche d’ailleurs pas. Que dire de plus ? Rien sans doute, et je n’ai d’autre parti que de hausser les épaules et de remonter. Ce qui ne revient qu’à retarder l’affrontement, mais que répondre à la pingrerie lorsqu’elle s’allie avec la jalousie et la bêtise ?

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