§31. J’étais avec Arnaldo dans le bar enfumé et bruyant où nous avions rendez-vous, une cigarette dans une main, une bière dans l’autre et lorsque l’une et l’autre ne s’y trouvent pas, beaucoup de questions dans la bouche. Claudio nous a rejoints, bien des divergences politiques les séparent l’un et de l’autre (et, en plus, mes tensions à moi au milieu). Étant donné que tout s’était bien passé entre eux lors de mon déménagement je n’ai pas eu de crainte de les réunir à nouveau. Sauf que cette fois-ci, puisqu’il ne s’agit pas de faire front contre des ennemis communs, la discussion est plus tendue. C’est sans étonnement que nous parlons de la visite d’Allende à Sumar, et que leurs points de vue s’opposent.
— Et ça ne te choque pas qu’Allende arrive dans l’entreprise comme ça, en grande fanfare, venir vous donner une leçon ? — demande Arnaldo à Claudio.
— Quelle leçon ? — répond celui à qui était adressée la question.
Arnaldo prend alors Las Noticias de Ultimas Horas d’aujourd’hui :
— « Les observations serviront à améliorer le travail de l’industrie ». Et ce que fait Hernán Pérez de Arce1 depuis des mois, c’est de la merde ? Je suis d’accord pour penser que votre interventor n’est qu’un réformiste et ne compte pas sur moi pour le défendre, mais Monsieur le Président est diplômé de …médecine. Et homme politique, ce qui ne donne pas toutes les compétences. Et donc le camarade arrive, va visiter l’entreprise pendant trois jours et après ce laps de temps va vous expliquer, à vous qui y travaillez depuis des années, comment optimiser vos tâches ! Tu ne trouves pas que c’est profondément humiliant ?
— C’est vrai que, vu comme ça, ça fait un peu roi thaumaturge venant toucher les écrouelles… — viens-je renchérir les propos d’Arnaldo.
— Quoi ? — s’interrogent mes deux camarades.
— Pardon, des références européennes… je suis un peu d’accord avec toi, Arnaldo —complété-je.
— Il n’a pas prétendu remplacer un travail de manager, tu te trompes.
— Non, je sais bien qu’il n’a pas essayé de faire ça. Il est venu se donner un prétexte pour faire ce discours d’hier, où après avoir vu les gars sur le terrain, il appelle les travailleurs de l’Aire Sociale à redoubler d’efforts, plus efficacement, menace de ne pas accorder plus de réajustement salarial si la productivité ne progresse pas… Il vous a même annoncé un nivellement de vos salaires vers le bas, comme les autres entreprises textiles : vous êtes contents, n’est-ce pas, de la visite du chef d’État que vous avez accueilli comme un roi ?
Claudio grommelle, j’essaye de faire de l’humour sur la royauté puisque Arnaldo me retend la perche après ma tentative ratée, mais n’y arrive pas. Sans doute est-ce mieux comme ça.
— Allende qui se comporte comme Alessandri et Frei,2 manie la baguette et la carotte pour surexploiter à son tour les travailleurs, avec l’excuse de l’inflation et le chantage aux salaires…
— Les temps sont durs, il est normal que les travailleurs fassent des efforts pour aider le gouvernement ! Ne fais pas le jeu de l’opposition en demandant ce qui est impossible pour le moment. Nous devons produire plus, beaucoup plus pour compenser l’embargo, gringo !
— Ah oui ? Et vous allez accepter que vos salaires soient nivelés sur ceux des autres ?
Claudio, ne dit rien, mais il semble secouer légèrement la tête pour timidement opiner que si, ils accepteront ces conditions.
— On en reparlera ! — achève Arnaldo avec scepticisme.
— Peut-être bien, mais là moi, je bosse, et je vous laisse.
— Bravo, camarade ! Tu soutiens le Chili pendant que nous le divisons ! — achève d’achever finalement Arnaldo, en imitant un chef communiste.
— Salut, Clau’, passe une bonne nuit — tenté-je d’atténuer l’ironie de mon autre compagnon.
Claudio nous serre la main d’une poignée décidée, jette un regard noir à Arnaldo et s’en va sans se retourner, d’un pas rapide et comme pressé d’aller travailler pour mettre en adéquation ses actes et ses dernières paroles.
Une fois tous les deux, nous restons quelques secondes accrochés à nos bières. Et puis Arnaldo se lance :
— Moi qui trouvais la dernière fois que ton copain allait finir chez nous…
— Claudio suit le Parti. Il est né communiste, il a toujours vécu avec le Parti, son grand frère est mort pour le Parti, tu ne lui demanderas pas de changer maintenant.
— Enfin quand même, on peut réfléchir. Tu as lu la presse des faux communistes ? Avec des amis pareils l’opposition se frotte les mains. Avec les Puro Chile d’hier et d’aujourd’hui où Allende critique les travailleurs comme des fainéants… à « ceux qui sont nés fatigués » dit le journal… et je dénonce les fonctionnaires absentéistes par ici et j’ironise par là ! C’est bien ! Les travailleurs creusent la tombe en chantant et attendent patiemment que le gouvernement les pousse dedans… Ils doivent bien rigoler les lecteurs du Mercurio et autres pijes des beaux quartiers : on leur mâche le travail !
Je ne sais trop que dire à Arnaldo. J’aimerais me faire l’avocat de l’Ange, mais il est difficile de ne pas constater l’ampleur du travail du Diable, cet infatigable diviseur.
— Enfin — avancé-je — il faut quand même rappeler aux uns et aux autres que la production est notre objectif à court terme. Si nous ne gagnons pas la « bataille de la production » nous restons dans les mains de l’impérialisme et faisons le jeu de l’opposition… A force de ne pas avoir assez de marchandises à se procurer, les consciences de classe les plus fragiles pourraient se tourner vers les démocrates-chrétiens en mars…
— Ce n’est pas la bataille de la production qu’il faut gagner, c’est la bataille politique au sein de l’UP. Il faut renverser ce réformisme qui nous freine, oser avancer, et faire front commun pour liquider ce vieux Chili qui s’accroche à ses privilèges, Jean mets-toi ça dans le crâne !