§37. Je marche vers l’avion qui me ramènera vers Santiago. Enfin. J’y retourne. Après tout. Quitter cet hiver européen et le cocon oppressant de la famille. Les lumières brillent au loin dans la banlieue parisienne où des milliers de travailleurs vont se coucher pour reprendre demain leur vie. Le sol de la passerelle claque sous mes pieds d’un bruit glacé de métal. Il n’y a pas de belle femme seule dans l’avion, je vais pouvoir lire tranquille et me reposer. Ou penser au voyage que je veux entreprendre vers la Patagonie, fuyant Santiago et la folie révolutionnaire. Il faudrait que j’emporte une femme pour la découvrir en même temps que les terres de notre voyage s’ouvrent devant nos yeux. Je vais acheter une voiture et partir à la faveur de ce mois restant de vacances scolaires. Il me faut donc une collègue, une professeure, ce serait idéal. Nous voyagerions et nous préparerions nos cours respectifs lors de nos pauses, après avoir fait l’amour, nus et ivres de vie. Adieu vieille Europe, sans regret ; nous nous reverrons, mais d’ici-là tu ne me manqueras pas.

Je croyais qu’il n’y avait pas de femme isolée dans l’avion, je vieillis, et n’avais pas vu cette petite femme de poche cachée par son fauteuil. Après un sourire échangé lorsqu’elle est allée aux toilettes et que nos regards se sont croisés, je me suis joins à elle lors du repas : « vous êtes seule ? Oui. Puis-je manger avec vous. Oui, bien sûr », c’est aussi facile que ça, une fois qu’on a brisé ses chaines de timidité, il est aisé d’aller vers les gens. La conversation a été très agréable, ses rires d’une beauté émouvante. Suis-je tombé sous le charme de cette femme ? Oui. Ce qui devait n’être qu’un échange de quelques minutes fut une communion de quelques heures qui passèrent comme quelques secondes. Nous avons chastement mêlé nos vies comme si nous étions les deux derniers êtres humains du monde et que nous devions mourir en atterrissant. Ce qui était sans doute vrai de notre amour soudain et sincère car en suspens entre tout, les continents, la responsabilité d’une relation suivie, sans passé sans avenir juste un présent aussi fort qu’évanescent, et qui devait sans nul doute ne pas se prolonger au-delà des portes de l’aéroport Arturo Benítez.

Et pourtant. J’ai eu envie de la revoir, de la connaître, de foutre en l’air tous les « ce serait mieux » et de leur marcher dessus, de m’engager dans ce possible et de voir jusqu’où il m’emporterait, d’avancer dans la vie en brûlant tous les ponts que j’aurais à franchir, pour empêcher toute tentation de retraite, et s’il faut revenir aux mêmes endroits que ce soit par des routes différentes ! Oui, j’ai aimé cette femme et je l’ai perdue en même temps que je retrouvais ma valise. C’est ainsi voyager : croiser de multiples univers et les perdre presque tous, inexplorés. Et pourquoi ne l’aurais-je pas aimée quasi-instantanément ? Je n’ai pas plus de raison d’aimer A, que B, ni C ou D, et tout le reste d’un alphabet imaginatif qui s’ingénie toujours à se compléter pour ne jamais vous laisser arriver à la fin de la liste. Je n’ai même pas intérêt à le faire, car je serais toujours déchiré entre ce que j’ai sous la main et ce qu’elle peut encore toucher ; je serais triste. Je pourrais bien au contraire élever mon amour et n’aimer plus que des genres de femmes, en embrasser une incarnation, charmant exemplaire de l’Universel auquel elle participe, grâces à laquelle je pourrais aimer de multiples femmes en même temps. Et là, j’en ai juste perdu une.

A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré la main.
« Les passantes », poème d’Antoine Pol, mis en musique par Georges Brassens en 1972.

Oui, j’ai perdu Tania. Comme je n’ai jamais revu la fille de la librairie, sirène enchanteresse chez qui je n’aurais pas eu l’occasion d’échouer. D’un grand soupir faire un cyclone qui balaye tous les regrets. Allez : « les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage »[1]Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Le livre de Poche, 1992, 298. ? Ithaque est brûlée. Télémaque n’est pas née et Pénélope… Oh Pénélope, pourquoi est-elle si fidèle ? « Tu es l’homme de ma vie » m’a-t-elle dit un jour, et quel respect pathologique l’oblige à rester entêtée dans cette idée ? L’homme de sa vie… Si déjà je pouvais être celui de la mienne… Qu’elle arrête son tricot et s’éclate un peu, ne peut-elle pas se prendre un prétendant ? N’y a-t-il pas d’autres hommes dans cette myriade de vies qui s’appuient sur la Terre ? La boussole est cassée, le retour à jamais différé, il faut penser à toutes les victoires prochaines. La campagne du sud m’attend, le monde est toujours à conquérir.

Bande sonore : Georges Brassens, « Les passantes »

Références

Références
1 Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Le livre de Poche, 1992, 298.

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