§5. Je sors d’un bar qu’il m’arrive de fréquenter, bourré de fils à papa, quartier de las Condes, que j’avais envie de fréquenter car je voulais oublier mes déboires de la journée, ayant rompu avec la charmante Lucía quelques heures plus tôt à cause d’un désaccord graphique, quelle bêtise, « mais tu ne peux pas m’aimer si tu n’aimes ce à quoi je consacre ma vie ! », « et je ne peux pas t’aimer, toi, que je trouve bien plus belle que ces objets tristes que vous devez dessiner ? Tu es séparables de tes conceptions graphiques, Lucía, moi-même je n’adhère pas forcément aux auteurs que j’enseigne, au contraire je tente de garder du recul au point de pouvoir les critiquer », « parce que moi mes dessins reflètent une idéologie, celle de la diffusion la plus démocratique possible de choses utiles, alors que vous, les philosophes, vous ne servez à rien, ou alors à former une élite capable de parler un langage qui exclue le peuple de leur conversation » me dit-elle,1 « nous ne servons à rien ? Je ne pensais pas que tu fusses une béotienne, pas toi, que je pensais être une créatrice inspirée, mais vous n’êtes qu’aspirés par le courant de l’appauvrissement généralisé du monde que véhicule avec lui le socialisme et tu ne peux pas m’aimer même si je ne suis pas socialiste ? », « je ne partage pas tes valeurs à toi, tu ne partages pas les miennes, il nous manque l’essentiel », et puis ensuite ça part en remarques plus désagréables qu’il serait indécent et bas de répéter comme le font les crapules impudiques, tout ça donc, je le pense dans un bar de la Condes où rien ne peut vous arriver. Normalement. Puisque quatre types arrivent vers moi en marchant rapidement, menés par un homme… que je reconnais et qui, bien qu’il n’ait rien d’un taureau sinon le regard bovin, a ses cornes bien visibles et encore bien brillantes sur le haut de son crâne dégarni. De cette sorte de mari cocu, décrit dans la liste de Charles Fourier– n°9 ou n°42 –, qui semble trouver plus facile de venir me tabasser que de comprendre la profondeur de l’ennui au bout duquel sa femme l’a trompé, mettant le poids de la faute sur ma poutre alors qu’il faudrait qu’il considère sa paille et règle ses problèmes de couple sans mon entremise… problèmes qu’il a dû arranger avec la fautive – fautive à ses yeux, je me garde moi-même bien de juger – de la même façon qu’il veut le faire avec moi : les brutes épaisses se vengent rarement en usant de rimes riches. Je n’ai rien contre un petit pugilat de temps en temps, pour le sport, mais à quatre contre un, j’estime que prendre la fuite revient à prendre le bon parti, et m’exécute sans tarder en tournant les talons avant qu’ils aient le temps de rejoindre et de retourner l’étalon, moi évidemment. Pas une force de l’ordre chez qui me réfugier lâchement, pas un chat dans les rues de ce quartier déprimant de calme, pas derrière moi qui me courent après mais dans des intentions qui ne me siéent point ! Heureusement que je la connais bien cette ville, et qu’en m’engouffrant dans les petites rues d’un quartier populaire voisin, je peux espérer semer mes poursuivants. Escaliers. Une rue à traverser. Encore beaucoup de lumières et d’asphalte, je les entends toujours derrière moi. J’arrive là où j’espérais arriver, tant pis pour la répétition, seul compte le fait, mais le jeu est à quitte ou double : en m’aventurant vers des zones plus alternatives, je ne pourrai compter que sur moi. Chemin de terre. Pleine lune devinable au-dessus des arbres, quelque chose comme un bosquet. Les lumières de la ville se font toujours plus lointaines. Je crache mes poumons mais tiens bon, ils semblent n’être plus que trois, moins le cocu, je crois. Je cours et cours encore, arrive à une sorte de squat dans les collines. Des dizaines de jeunes sont en train de chanter et de danser autour de feux de joie. Et joyeux ils le sont, tous habillés en gros cotons colorés et sans formes ; enfin ils s’aident quand même à être si gais, les chants et leur fraternité ne faisant pas tout. Si vous ne trouvez pas votre bonheur, il y aura toujours un chimiste pour vous créer le bon cocktail qui vous l’apportera. J’entre dans une des grandes tentes qui se trouvent sur la petite colline. Je réveille un type en faisant irruption dans l’ombre où il dormait. Alcoolisé ou drogué, en tout cas son esprit semble en liaison directe avec la Pacha Mama, cette divinité bien moins coincée que les importations européennes. Le type a ma taille, brun comme moi – facile ce n’est pas comme si nous étions en Scandinavie : les bruns il n’y a que ça ; ce qui est encore à mon avantage, car séduire avec ses yeux bleus et ses cheveux blonds au Chili c’est comme gagner au tennis contre un manchot menotté : aucun intérêt.

— Bonsoir — m’introduis-je.

— Salut — m’accueille-t-il. — Tu veux quoi ?

— Écoute, j’ai un souci avec mes fringues. J’ai un plan avec une fille d’ici, une hippie mais je n’ai pas eu le temps de me changer et si elle me voit habillé comme ça elle va me prendre pour un bourgeois et je perds cette soirée. Je suis fou d’elle ! Ça serait idiot ! Tu ne veux pas qu’on échange nos vêtements ? Regarde, c’est de la qualité et une bonne marque. Ce n’est pas ton genre mais si tu revends tout demain tu peux en tirer pas mal… et moi je gagne peut-être le cœur de cette femme.

— Comment elle s’appelle ?

— Esmeralda. (Quoi, Hugo ne peut pas me filer un coup de main ?)

— Je ne la connais pas. Je ne sais pas trop, il n’y a d’entourloupe, au moins ?

— Pas le moins du monde. Et puis je me fiche de ces vêtements que m’obligent à porter mes parents. Dès que j’ai assez d’argent je quitte leur maison et vais vivre dans une communauté loin de leur monde de merde. Allez décide-toi vite, s’il te plait, elle ne va pas m’attendre longtemps.

— Bon, allez.

Et quelques minutes plus tard, je sors habillé en sympathique nihiliste, c’est-à-dire en guenilles multicolores et moult motifs d’inspirations plus ou moins indiennes des deux continents qui en possèdent, me joins à un groupe qui parait aller vers la ville, « vous allez en ville ? », « oui », « je peux venir avec vous ? », « bien sûr, mec » et suis de retour à l’endroit d’où je viens avec cette escorte, alors que j’aperçois au loin trois ombres qui semblent fureter dans le secteur à la recherche d’un type habillé autrement qu’en clown camouflé sous un bonnet andin.

Note

  1. Ah ! Et dans ma déception me voilà qui me sers des guillemets pour vous relater cette altercation au style directe, comme tous ces pauvres gens qui le font à l’oral pour contourner la difficulté du subjonctif et de la concordance des temps qu’ils maitrisent aléatoirement [Ivrognerie de bas de page – peut-on appeler ça une note ? – de Juan].

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