§4. Marcia est là lorsque je rentre, et me fait remarquer d’un « on dirait que tu n’aimes pas faire la vaisselle, toi ! » accompagné d’un large sourire hypocrite, que je n’ai pas lavé une assiette et un couteau avant de partir. Effectivement je m’étais fait une petite collation avant de me rendre à une place de la Constitution noire de monde, pour entendre à nouveau Allende faire un discours sur le balcon de la Moneda, à 22h. M’y suis ennuyé : définitivement, venir faire masse pour écouter le Président me parait de plus en plus inutile, et j’aspire à une action plus directe, plus productive. Je suis las d’attendre que ça vienne d’en haut. Je vais manger dans la foulée car je suis affamé, et pensais laver tout ça d’un seul coup, ce soir.

— Je n’ai aucun problème avec la vaisselle, je vais tout laver ensemble après avoir diné.

— Ah au fait, je n’en avais plus, alors je t’ai pris un pain, ça ne te dérange pas ?

— Non…

J’étais habitué à partager avec Agustín, Natalia et les amis de passage dans la maison… pas de problème.

On frappe à ma porte, Claudio rentre bientôt suivi de la propriétaire au visage enlaidi d’une grimace de petite fille contrariée.

— Salut Jean, je ne t’ai pas vu au retour d’Allende ; il parait que tu y étais, pourtant.

— Je peux te parler ? — me demande soudainement Marcia.

— Euh… oui, mais c’est urgent ? Qu’y a-t-il ?

— Non, je veux te parler en privé.

— Bien. Je peux aller aux toilettes ? — propose gentiment Claudio sans doute pour nous laisser seuls.

— Oui, bien sûr ; par là.

Je reste donc avec Marcia :

— Il va rester cette nuit ? — ne tarde-t-elle pas à me demander, comme si le sujet lui brulait la langue depuis une minute et qu’il fallait absolument qu’elle crache ce poison hors d’elle sous peine de graves dommages.

— Je ne sais pas —feins-je en sachant pertinemment, et pour le principe, que Claudio vivant pas loin il n’a pas de raison de dormir ici.

— Pourquoi ?

— Mais il va me payer quelque chose ?

— Pour ? S’il devait rester il dormirait dans ma chambre, où est-ce que ça gène ?

— Mais ça me coute, s’il va prendre une douche, l’électricité…

— Quoi ?

C’est de la folie, je crois rêver. Depuis quatre jours que je suis dans la pension, c’est la deuxième fois que la propriétaire me déroute et m’agace. Claudio revient. Je jette un regard dédaigneux à la mégère qui me loge et pars avec lui dans ma chambre.

— Cette femme est bizarre, non ? — me dit-il une fois la porte refermée sur nous.

— Oui — fais-je évasivement pour cacher une colère mêlée d’incompréhension.

— Que voulais-tu me dire ?

— Je voulais te parler. Je vais même le faire franchement. Il parait que tu fréquentes des dissidents.

— Oui, j’ai discuté des alternatives chinoises. Comment le sais-tu ?

— Je le sais, c’est ce qui importe.

— Bon, et ?

— Et tu ne rends pas compte qu’aujourd’hui les ennemis les plus redoutables de l’UP ce sont des gens comme eux, qui mettent des bâtons dans les roues du gouvernement, et ce d’autant plus facilement qu’ils n’ont pas un pays à gérer ? Ecrire des tracts, c’est facile…

— Mais toi tu te ne rends pas compte qu’aujourd’hui l’UP est un « agent de la bourgeoisie au sein des masses » ? Tu sais bien toi-même qu’il réprime la classe ouvrière, notamment en exigeant le retour des entreprises aux patrons après la grève d’octobre.

— Je sais, moi aussi j’ai mal vécu ceci après notre fabuleuse résistance populaire. Mais il faut être adulte. Nous avons encore trois ans. Il vaut mieux être plus lents que de tout faire saboter par aventurisme.

Je lui tends la résolution de la conférence constitutive du Parti.

— Tu devrais le lire, tout de même. Ecoute ça :

Il devient difficile à la direction du faux PC de rendre cohérente une explication satisfaisante à sa militance ouvrière, et de même pour les Altamirano et Cie ; il leur est difficile de montrer que le peuple a beaucoup fait sur le terrain et expliquer que le nouveau cabinet [puisse] constitu[er] un nouveau et majeur recul venu d’en haut ; de là la « nouvelle » et effrontée crise contre-révolutionnaire : « le nouveau cabinet est une grande avancée du Gouvernement dans l’affirmation de l’Etat de Droit, c’est à dire, il constitue « un grand progrès » [pour qui veut] prétendre consolider l’idéologie bourgeoise au sein des masses, au moment même où celles-ci commencent à s’éloigner définitivement d’elle et commencent à fonder leurs luttes sur le classisme révolutionnaire, quand les remarquables avancées du prolétariat et autres couches salariées non prolétaires commencent à fondre leur mouvement avec le communisme révolutionnaire.
Conférence constitutive du Parti du PCBR.

» Mince, Claudio, j’en ai marre d’aller applaudir Allende comme un spectateur impuissant ! La victoire d’Octobre c’est toi et moi dans les cordons qui l’avons conquise. Tout ce qu’Allende a fait est de s’allier avec l’Armée. Pour gagner quoi ? Du temps avant la chute ? Je sais bien que tu veux garder une ligne droite, mais à quoi bon rester fidèle à un train qui va droit dans le mur ?

— Les maoïstes ne sont pas une alternative, Jean. Ce sont juste des agitateurs stériles. Ils ne sont même pas aussi nocifs que le MIR, qui, lui, existe. Les maoïstes ce sont quatre théoriciens qui se déchirent et multiplient des déclarations qui font les beaux jours du Mercurio très avide de les citer. Voilà à quoi ils servent : à alimenter la presse de droite et effrayer les classes moyennes avec qui nous devrions faire alliance pour avancer…

— C’est un petit parti, laisse-lui du temps. Et si tu crois que tu vas pouvoir faire quelque chose avec les petits-bourgeois, tu…

— Dont tu fais partie.

— Claudio ! Je m’en veux de t’avoir raconté des détails sur ma vie à Paris si c’est pour t’en servir contre moi ! Qui puis-je si je ne suis pas né de parents ouvriers comme toi ?

— Toujours les petits-bourgeois trahissent — lance-t-il en se dirigeant vers la sortie.

Je le suis jusqu’à la porte d’entrée sans arriver à le rejoindre. Marcia nous regarde d’un air étonné, et peut-être même plutôt amusée du spectacle.

— Tu vois, il ne te coutera rien — lui lancé-je en passant m’enfermer dans ma chambre.

Il me semble percevoir qu’elle est contente à cet instant-là.

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