§11. Comme Gladys a de la suite dans les idées, nous avons bien passé la journée à jouer les éléphants de mer, qui sont des loups de mer en espagnol, et au-delà de toutes les langues des gros phoques qui semblent contrariés d’être aquatiques, et maudire leurs ridicules pattes arrières qu’ils troqueraient bien pour des vraies jambes leur permettant d’aller courir avec les rhinocéros. C’est pour ça qu’ils râlent tout le temps.
Nous avons roulé ensuite jusqu’à Constitución, et quand je dis « nous » c’est parce que Gladys est une très bonne co-pilote qui permet à son partenaire de ne pas voir le temps passer. Enfin 163 kilomètres, ce n’est pas non plus les premiers vols transatlantiques de nuit des Mermoz et Saint-Exupéry…
Nous mangeons le soir dans un restaurant du coin, charmant, rustique et chaleureux où une guitare attend tristement qu’on s’occupe d’elle. Gladys aimerait que je lui chante quelque chose en français. Sa demande est formulée avec une telle simplicité, sans la moindre trace qui mènerait à un caprice, permettant qu’on le lui refuse sans faire planer l’ombre d’un chantage affectif, juste comme une invitation à la rendre heureuse, simplement, que j’ai envie de lui faire plaisir ; sa gentillesse et sa spontanéité ont fait son désir mien. Alors après quelques refus rieurs, coquets (les femmes sont-elles les seules à pouvoir se faire prier ?), l’accord du maitre de maison qui manifeste à l’idée le même enthousiasme que ma maîtresse, je pose la guitare dans mes bras et l’accorde, la guitare − Gladys et moi sommes depuis le début au diapason l’un de l’autre − à son tour. Puis improvise un concert minimaliste à chanson unique pour un public affairé à manger et une femme qui me déshabille de ses grands yeux, tant que c’en est presque gênant. Je commence :
Ma mie, de grâce, ne mettons
Georges Brassens, « La non-demande en mariage » [1966]
Pas sous la gorge à Cupidon
Sa propre flèche,
Tant d’amoureux l’ont essayé
Qui, de leur bonheur, ont payé
Ce sacrilège… etc.
Elle ne comprend rien de ce que je raconte, la pauvre, mais s’en satisfait alors qu’elle rougit un peu et que ses dents et ses yeux rivalisent pour pétiller. Le Temps est taquin, Gladys, et il n’a pas toujours de cape noire, mais nous le prenons par les cornes, il fulmine tout autour de nous pendant que nous sommes heureux, petits sucres en train de fondre au rythme qu’ils ont décidé. Et puis je suis un peu vengé en te chantant des fausses romances que tu imagines sûrement d’une autre teneur.