§12. Entre Constitución et Concepción, c’est 244 km. De route et de discussions. Encore. Mais de lassitude aucune. Pas déjà. Que du bonheur, du plaisir d’être ensemble, de s’explorer toujours un peu plus, de laisser les lieux découverts se teinter de l’odeur de la femme avec qui on les voit pour la première fois, d’imprimer dans un seul souvenir deux couches superposées mais désormais collées l’une à l’autre de poésie – celles d’un lieu et d’une vie – souvenir scellé par une date. Et de rendre indissociable tout ceci. Constitución / Gladys / février 1973. On devrait pouvoir faire ceci avec chacun des endroits qu’on visite, jusqu’à en renommer la carte du monde à l’aune de la géographie personnelle de ses souvenirs…

Nous nous arrêtons dans une station-service faire le plein de gasoil pour la voiture et le vide de Gladys qui se dandinait depuis quelques kilomètres en essuyant mes sarcasmes avec des sourires décidés. Pause d’un petit quart d’heure en tout et nous repartons avaler les kilomètres jusqu’à ce que ou nous ou la voiture n’explose.

Une petite route indique sur une pancarte élimée une plage à quelques kilomètres de là entre nulle part, rien et presque une forêt d’Araucarias araucanas, ce grand conifère si majestueux et si typique des régions de Biobío et Araucanía au Chili,1 tant qu’il est devenu l’arbre national du pays, et dont le surnom de « désespoir des singes » (ou « casse-tête pour les singes ») me fait toujours rire ; allez sur Internet et vous comprendrez ce que je veux dire ! Je pique vers cette destination non-prévue.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’improvise.

— On va à cette plage ?

— Oui, tu connais ?

— Non. Et toi ?

— Non plus, ça nous fait une bonne raison de nous arrêter.

— Allons.

Et la plage s’avère être déserte, oubliée des hommes et snobées par les pingouins parce que trop chaude… Elle est à nous. Son sable y est parfait, nos fesses y sont bien calées et nous regardons le soleil qui tombe dans l’eau après une bonne journée à éclairer tout le monde : il commençait par sentir la transpiration le bougre. Je lui demande si elle a vu Zabriskie Point, et devant sa réponse négative je me mets à lui raconter l’histoire de ce couple d’étudiants contestataires partis faire l’amour dans un coin du désert américain.

— C’est tout ce que raconte le film ? — me demande-t-elle, alors que je rêve d’entamer une manifestation de baisers sur un torse que j’aurais préalablement dénudé.

— C’est tout ce dont je me souviens. Un couple qui fait l’amour dans les dunes d’un coin étonnant dans la vallée de la Mort, d’autres qui arrivent, et l’explosion d’une maison bourgeoise qui doit symboliser l’envie de détruire la société de consommation. Il y a quand même eu toute une vague libertaire dans les mouvements de 68, à côté des fanfaronnades politiques. En France ça a commencé pour la mixité des dortoirs, tu sais ?

— Moi je n’ai pas participé à ça, au Chili. Mais ça ne devait être sans commune mesure avec ce qu’il y a eu en France.

— Moi non plus je n’y ai pas participé. J’étais dans la seule fac de France à ne pas se laisser emporter par la vague. Même si j’étais d’accord avec certaines choses, je refusais de me mêler à ces clowns qui “dirigeaient” ça.

— Et ? Tu voudrais mettre des pavés sur la plage pour faire un anti-Mai ?

— Non, je voulais simplement te suggérer qu’on peut faire l’amour sur la plage — lui dis-je.

— Je sais, ça… — répond-elle d’un air énigmatique chargé probablement de souvenirs. Là, dans la nuit, protégés par une couverture de noir…

J’ai approché ma main, dans l’espoir qu’elle prenne la mienne. Mais rien.

— Si tu devais être quelque chose sur Terre, de non-humain, que serais-tu ? — me demande-telle tout d’un coup. — Moi je serais un vent chaud, l’été. Ou une constellation toute ronde comme dessinée au compas, à la pureté extraordinaire, qui ne se révèlerait qu’à certains pourtant là au milieu de tout. Et d’autres encore parmi les premiers entendraient mon chant dans le silence des cieux. Mon souffle le leur apporterait dans la nuit. Et toi ?

— Une chanson qui traverserait les siècles et que de nombreuses personnes, des plus talentueux aux plus médiocres chanteurs – mais qu’importe puisque je serais fière de leur donner ce plaisir de me chanter – reprendraient et feraient vivre dans leurs cordes vocales. Ou un personnage de théâtre que des centaines d’acteurs, eux aussi du plus grand au plus petit amateur, qui pense qu’aller sur les planches une fois par semaine pour m’incarner, lui apporte plus que de rester à regarder la télévision chez lui comme un imbécile, referaient vivre, tous sincères. Et que de multiples metteurs en scène réussiraient à réinventer à chaque fois, en redonnant une version nouvelle, le modifiant sans le dénaturer, toujours moi sous les multiples masques…

— Une éternelle altérité, c’est ça ?

— Oui ! Bon et bien moi je vais t’offrir d’être une plage, au moins pour quelque temps.

— Comment ça ?

Je me lève, me rends compte que j’ai faim – mais que cela est négligeable à ce moment-là de bonheur où nous échappons l’espace d’un instant aux diktats des besoins du corps ! – et vais vers la voiture où se trouve le pot de peinture noire que j’avais acheté tout à l’heure pendant qu’elle cédait aux caprices de sa vessie. De grands coups de peinture sur le muret je renomme la plage du nom de celle qui m’accompagne.

— Cette plage est à nous : nous sommes venus un jour où elle était inoccupée et avons parlé d’amour plutôt que de tenter de coloniser qui que ce soit ou d’y faire du mal. Elle sera désormais la Playa Gladys. Rentré à Santiago j’irai informer les cartographes de la nouvelle appellation.

— Bonne lutte — dit-elle entre deux rires. — Mais a-t-on besoin de la reconnaissance officielle de ce changement ?

— Non, tu as raison. On se fiche du nom officiel. Il suffit que les gens qui viendront ici sachent que c’est ta plage et la nomment ainsi à leur tour !

— Mais où as-tu eu cette peinture ?

— Vous savez, nous les hommes, avons le temps de faire l’Histoire pendant que vous êtes aux toilettes, Mesdames !

— Idiot — me dit-elle en me tapotant le ventre de ses petits poings faussement rageurs.

— Ah !, si seulement on pouvait toujours se faire insulter avec ce sourire-là !

Note

  1. Et au Neuquén en Argentine. [Note sous pression de l’ambassade d’Argentine en France, qui sait trop combien les dirigeants argentins ont régulièrement besoin de polémiques avec les étrangers pour souder le peuple. Bien que la littérature soit peu de chose, n’allons pas risquer de provoquer une nouvelle affaire Malouines/Falklands. On ne sait jamais que ça intéresse aussi les dirigeants français de se refaire une popularité avec une polémique internationale – ne parlons pas d’une guerre, tout de même –, qu’une petite étincelle devienne incendie si quelque part le livre rajoute que l’accent chilien est tout de même beaucoup plus joli que les horribles profusion de consonnes fricatives post-alvéolaires sourdes ([ʃ] ou le ‘ch’ de « ch’est chaud ! » quand on à la bouche pleine) de l’autre côté de la Cordillères des Andes, on ne voudrait pas leur donner cette aubaine de briller.]

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