§25. Quelque chose de bizarre s’est passé aujourd’hui. Nous sommes partis ce matin, guillerets et heureux d’être ensemble, parlant, sur le chemin de la maison, de ces vacances que nous avons vécues ces derniers jours. Oui, mais voilà, nous n’avons pas de maison commune, nous ne sommes pas un couple, et lorsque nous avons revu le drapeau chilien un nuage est passé sur notre relation. Gladys s’est faite plus silencieuse, attendant que nous parlions. C’est la gorge serrée que je me suis lancé :

— J’ai vraiment passé un agréable séjour avec toi, Gladys.

— Et il s’arrête ici (?).

Cette femme a la faculté de faire des phrases qui sont des questions et des affirmations en même temps, charge à l’interlocuteur de les prendre comme il le souhaite. Il s’agissait ici évidemment d’une question, mais c’était à moi de prendre l’initiative de l’entendre comme telle.

— Et tu penses que ça devrait s’arrêter ? — lui demandais-je.

— Tu vis à Santiago et moi à Concepción, il est trop tard pour changer cette année. Ou alors il faudrait que je démissionne et tente de trouver quelque chose à Santiago. Cela voudrait dire que je vive chez toi quelque temps, que nous soyons un vrai couple. Et pour cela que tu viennes avec moi à Valdivia pour que je te présente à mes parents. Je ne dis pas que nous devons nous fiancer, mais enfin j’ai besoin d’un engagement pour changer toute ma vie pour toi ! Ce dont tu ne m’as jamais parlé.

Je restai bouche bée, ne m’attendant pas à ce qu’elle ait pensé à tout cela dans son for intérieur de femme et me proposât quelque chose de ce genre, comme ça, tel quel. Et là il fallait que je répondisse quelque chose, que je sortisse de ce mutisme grave qui n’était pas un refuge mais comme un aveu. Il fallait aller à Valdivia jouer au gendre, m’engager avec elle, faire des plans, dessiner un avenir, et puis tous les serments se brisent, ce n’est pas les prétextes qui sont difficiles à trouver. Je n’ai cependant pas eu envie de tricher avec Gladys. On peut sans doute se permettre ce genre de choses avec des sottes qui devraient déjà se trouver heureuses de ne pas être battues par un alcoolique endetté, mais pas avec des femmes telles qu’elle.

— C’est sûr que la situation est compliquée… Tu viendrais vivre à Santiago ?

— Oui ! Peut-être même que ça me plairait d’être dans la capitale où l’on peut profiter de tous ses avantages, et je serais prête à en accepter les inconvénients si c’est le prix à payer pour être avec toi.

Je ne savais pas quoi trouver, je n’avais pas réfléchi assez, moi, imbécile d’homme, à un plan à lui opposer qui eut été dans mon sens, qui m’aurait permis d’être avec elle sans lui donner plus de gages, je me connais, « que penserai-je dans quelques semaines, aurais-je encore… » me disais-je.

Mon mutisme a duré trop longtemps.

— Bon, ce n’est pas grave. Mais je préfère retourner seule à Concepción, s’il te plait.

— D’accord.

Voilà tout ce dont j’ai été capable. Oh le grand baratineur de femmes !

Le silence qui règne dans l’automobile après cet échange à l’issue malheureuse, est de plomb et de plaie. Je n’ai pas osé mettre de la musique, cela m’aurait paru indécent de réécouter ces airs que nous avons chantés ensemble lors de nos tribulations, comme si de rien n’était. Il y a pourtant cette fêlure entre nos deux sièges, et la Mort qui me fait des clins d’œil dans le rétroviseur central, j’ai envie de m’arrêter et d’aller me jeter à ses pieds. Ceux de Gladys, que la Mort, cette vieille géline égrotante, aille se faire foutre, bigote laide et aigrie toujours à l’heure de ses offices macabres. Non, je ne veux pas, pas Gladys. Faille-t-il en chialer comme un môme. Faille-t-il dire des gros mots pour jouer au gros dur alors qu’on a envie de s’écrouler, humblement, mais qu’on restera dans cette résolution douloureuse, déchirante, craquante de mille doutes…

Temuco est atteint dans le silence, encore. Nous sommes arrivés à la place centrale de la petite ville. Je la trouve laide. La ville. Gladys n’a jamais été aussi belle dans cette souffrance sourde qui est la sienne, en écho à la mienne ; nous allons nous quitter peut-être en nous aimant. J’ouvre le coffre, elle prend son sac, et n’ose pas se tourner vers moi.

— Merci pour tout, Juan. Ça a été un enchantement.

— Merci à toi, Gladys.

Et elle s’en va. Une larme coule sur ma joue, deux, trois, si elle se retourne je me jette dans ses bras et promets de ne jamais plus la laisser repartir seule vers aucune ville où je n’habite pas.

Elle marche lentement, dos à moi, attend-elle que je courre après elle ?

Elle ne se retourne pas.

Je ne bouge pas.

Elle ne se retourne pas.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *