§3. 19h50, les González du dessus regardent “Simplemente María” sur Canal 91, la télésérie du moment, comme tous les soirs de la semaine. Enfin, lorsque je dis « les voisins », je devrais dire tout le voisinage suit avec eux… Très fiers sans doute de faire entendre à tous les preuves de leur pouvoir d’achat – et est-ce que je fais retentir le moteur de mon nouveau jouet, moi ? – nous pouvons suivre avec eux un énième rebondissement dans les aventures de cette petite provinciale naïve arrivée dans la capitale. Pendant ce temps une question me taraude : à partir de quel volume sonore le juge m’accordera-t-il des circonstances atténuantes si je descends détruire son maudit appareil hurlant, leur arrache yeux et oreilles par la même occasion, et plaide non coupable car agressé par leur mauvais goût ? Voire, puisqu’on a le droit de jouer les despotes éclairés dans ce pays et de décider pour les autres ce qui est bon pour eux, enfin je dis ‘on’ mais c’est le Gouvernement, tous ces surhumains géniaux qui savent, bref, et si je plaidais d’avoir assisté des personnes en danger d’abrutissement, reconnaitrait-on mon œuvre philanthropique ou finirais-je comme un Socrate incompris à devoir boire la cigüe ?

Préférant m’éviter la perte de temps d’un procès, je décide d’opter pour une technique qui pourrait très bien faire ses preuves : la contre-nuisance. Et pour cela je vais opposer à leur María mon Electric Ladyland de Jimi Hendrix, importé exprès pour moi des Etats-Unis par un ami amateur de sons organisés. C’est bien bruyant et sale, c’est parfait. Un coup de “Voodoo Child” en première sommation et tant pis – ou tant mieux – si je ne peux continuer la pesante lecture de la Métaphysique des mœurs du plus grand briseur d’engeance à l’état liquide que la Germanie ait vu naître. Pendant que le noir étasunien met à l’épreuve sa guitare, je note pour moi-même :

  • Me mettre à la batterie pour gagner tous mes duels sonores avec les González
  • Changer d’appartement : de toute façon, je n’en peux plus des concierges et leur omniprésence moscovite, je veux trouver une petite maison et pouvoir entrer, sortir, seul ou avec qui je veux (même si je n’ai jamais aimé partager mon espace propre qu’avec mes doutes et mes accès de solitude) sans que personne n’en sache rien.
  • Faire des listes cohérentes où le point 2 ne rend pas inutile le point 1. Enfin c’est à voir, la race des voisins pénibles a un taux de fécondité épouvantablement élevé et, ayant choisi la philosophie plutôt que de bien gagner ma vie en m’ennuyant, je n’aurai pas les moyens de m’acheter un endroit à vivre où la notion de voisins ne serait qu’un concept abstrait en même temps qu’un malheureux souvenir.

Le concierge toque à ma porte après quelques minutes de Hendrix. A croire que l’expérimentation musicale made in EUA est socialement moins acceptable que la niaiserie télévisée péruvienne… Je lui ouvre. On m’expose les griefs qu’on a contre moi. Mais je ne me laisse pas dire et lui rétorque que je pensais, à la longue, que le créneau horaire était dédié à l’échange culturel et, ayant été bien égoïste jusqu’ici, il me semblait qu’après avoir unilatéralement partagé les aventures de cette jeune fille qui (et je lui raconte la série que je connais bien à tant la subir), il était temps à mon tour de partager avec mon entourage. Lorsque González femme descend sur mon palier à son tour. Enfin on va se parler directement entre partis en conflit, et au passage je suis ravi de voir que, si je me doutais bien que c’était elle qui avait le monopole de la testostérone dans le couple, je ne m’étais pas trompé. J’en profite pour utiliser tous les mots et tournures compliquées qui ramènent mon interlocutrice (le concierge ayant été vite dépassé par la situation) à son inculture manifeste. Et place ‘prophylaxie’ dans la conversation, au passage, ce qui ne me rend pas peu fier. On utilise trop peu ce mot.2

Finalement le combat termine comme à la Baie des cochons : par une reculade des deux forces en présence. Et, comme les Russes, je suis un peu victorieux quand même : ils connaissent désormais ma force de frappe, et la donne a donc changé après l’altercation. Ils feront attention dorénavant, comme les EUA ont dû enlever leurs missiles de Turquie. La paix par la peur : la musique adoucit donc bien les mœurs autant que la bombe atomique.

Le calme revenu je peux me remettre au pépère de Königsberg. Et merde.

Bande sonore

Jairo, générique de “Simplemente María”

Jimi Hendricks, “Voodoo Child”

Notes

  1. Juan se trompe de série, car celle-ci s’est arrêtée le 12/01/1973. C’est un point de détail cela dit, qui n’empêche pas que les voisins qui écoutent la télévision très forts soient universellement pénibles !
  2. — Surtout en espagnol où le mot n’existe simplement pas. Il est donc impossible que j’aie placé ce mot dans un dialogue avec madame González, et je ne l’ai fait que pour enquiquiner un éventuel traducteur hispanophone. [Juan évidemment]
    — ¡Vete a la mierda, huevón!— répond le potentiel traducteur [Qu’il n’est pas la peine de traduire]
    — ¡Jajajajaja! [C’est comme ça qu’on rit dans cette langue un peu plus gutturale que le français qu’est l’espagnol] [Note de Juan]

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