§9. Valparaíso. Je me suis arrêté dans une maison louée par des collègues pour quelques jours. Oui, nous les profs, comme d’autres milieux, avons notre rythme, nos problèmes, nos habitudes, nos sujets de conversation et nous finissons par nous recroqueviller sur nous-mêmes. Après une arrivée en catimini en plein milieu de la nuit, je passe une journée sympathique dans les hauteurs du port bariolé. Où je fais aussi la rencontre de Gladys qui enseigne à Concepción et, avec qui, magie de la vie, passages secrets dans le grand labyrinthe de nos existences, nous décidons de descendre ensemble vers le sud. En prenant le temps, nous sommes en vacances, il n’y a rien de bien urgent.

Il est temps de partir. Nous saluons les collègues, échangeons les dernières embrassades, « faites attention », et je perçois un brillant de connivence dans le regard de certains hommes, bien sûr que je ferai attention à ma compagnonne de route, la voiture file, avec nous dedans.

— Pichilemu, donc ?

— Pichilemu, capitaine.

J’avais noté la beauté de ses yeux la première fois que nous nous sommes vus… Il y avait le bébé de collègues plus jeunes, enfin plus jeunes que moi, je pense que Gladys doit être ma cadette de 5 ou 6 ans, en train de chouiner et de sourire tour à tour sans logique, et alors que nous essayions de faire plaisir et à nos oreilles et à nos yeux en le faisant rire, j’ai commencé à surprendre son premier regard. « Ah oui ? » ont dû lui répondre les miens partis dans une course hors de contrôle, touchés par cet aveu timide, et j’ai eu plusieurs fois l’impression que j’offrais mes pupilles pour qu’elle y plonge doucement ses cils, pointe délicate d’un pinceau fin dans une palette, pour écrire dans l’air un message invisible : soit « tu m’intéresses », « tu m’attires », « j’ai envie de te connaître », et qu’importe le détail puisque la teneur du message était la même. Maintenant qu’elle est assise à côté de moi, j’ai encore plus de temps pour admirer le bleu de ces yeux. Je peux m’y poser sans paraître insistant pendant que nous conversons, tout en regardant de temps en temps la route, et maintenant que les premiers moments où l’un et l’autre étions en phase d’approche sont déjà un peu passés.

Elle me parle de ses passions, de littérature, qu’elle enseigne, entre autres, et les kilomètres passent ainsi en compagnie de Faulkner. Une femme qui se passionne pour la littérature yanquie dans la ville où le gros des dirigeants de l’extrême-gauche chilienne actuelle provient, qui suit le lapin blanc comme Alice en son temps, et non pas comme une fille facile mais parce qu’elle sent qu’il faut suivre l’évidence, sans connaître ni mon nom, avec pour seule caution éventuelle le fait que je suis l’ami de ses amis, je ne pense pas m’avancer en disant qu’elle me plait déjà.

Nous nous arrêtons à un hôtel près de la plage, « l’endroit sera parfait » me dit-elle encore d’un regard, que j’aime ces relations qui fonctionnent sur ce genre d’entente !

— Une chambre double, s’il vous plait.

C’est elle qui a pris l’initiative. J’en reste un peu hébété et agréablement surpris. Et lui tends les clefs lorsque nous les recevons sans aucune question du réceptionniste : ce soir, chapeau bas, je laisse mon machisme dans la voiture et serai son accompagnateur. La chambre est spacieuse, ouverte vers la mer et traversée d’un doux vent. Gladys entre dans la salle de bain, et je l’observe incognito comme un voyeur, se passer un peu d’eau savonnée sur la figure puis remettre en ordre quelques mèches bouclées de ses cheveux bruns légèrement teintés de roux. Elle ressort deux minutes plus tard : « je suis prête ! », cette femme me ravit.

Repas passé à discuter de tout sauf de Faulkner, dans la bonne humeur, et puis nous sortons sur la plage, nous octroyant cette promenade digestive avant de rentrer dormir. Sous le ciel il y a nous, le sable et les vagues. Les vagues. Malgré toutes les parades, les parures d’écumes comme des dentelles instables, elles n’en finissent pas moins par s’affaler sur le rivage de la plage ou s’empaler sur des rocs qui demain seront de sable. Nous-mêmes nous serons des êtres élimés, rongés par la vie, s’effritant peu à peu jusqu’à disparaître… Un jour peut-être, nous qui sommes à la moitié de nos vies, nous serons sortis par des infirmières acariâtres qui nous accorderont une heure pour goûter du même souffle tiède que celui qui est train de nous envelopper, et il faut espérer que nous aurons toute notre tête pour nous rappeler ces moments-là, nous replaçant pour quelques minutes dans la vie d’un moi passé qui était heureux et sur la crête fine de ses plus belles années…

— Qu’est-ce qu’il y a, Juan ?

— La nuit est belle, tu ne trouves pas ?

Ma main a touché la sienne et elle me l’a prise pour l’effleurer de ses lèvres, comme on ferait un baisemain. Je frissonne comme un enfant.

— En train d’ourdir une idée de dissertation sur le thème du temps ? — me demande-t-elle.

— Quelque chose comme ça.

— Rabat-joie, les philosophes ! Allez rentrons avant que le temps nous emporte dans sa grande cape noire, et demain nous ferons les éléphants de mer sur la plage ! Toi, la fourmi de la capitale, tu sais faire l’éléphant de mer ?

Et elle part en lançant un de ces gros cris, une espèce de long rot profond qu’elle fait gagner en crédibilité en jetant la tête de côté.

Je suis maintenant dans la chambre, j’ai profité qu’elle soit dans la salle de bain pour me mettre en pyjama et me glisser dans le lit. Je me sens intimidé et un peu ridicule. Elle est un peu plus longue que tout à l’heure pour sortir, mais finit par réapparaitre et se glisser elle aussi dans le lit. Je ne sais quoi dire, ni quoi faire, nous n’avons pas évoqué le chapitre de la sexualité et je ne sais pas lequel des deux implicites contradictoires j’aurais dû entendre. Je peux très bien dormir avec une femme et ne pas la toucher…

Lorsque j’entends son souffle régulier manifester qu’elle dort, je comprends que cette nuit de toute façon je n’aurai pas le choix.

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