§1. D’habitude Juan ne va pas voter. Il considère que ce n’est pas son affaire, que, pourvu que le pouvoir soit contenu, et même s’il est démocrate (mais sans fétichisme pour ce régime), cet exercice citoyen ne l’intéresse pas, aucun parti ne pouvant le représenter. Mais pour une fois il s’est rendu à l’ambassade de France, non sans avoir guetté auparavant son homme à la sortie de chez lui, afin d’arriver en voiture, un peu avant lui. Il s’est garé, est entré dans l’isoloir et je n’ai pas le droit de dire s’il a déposé un bulletin pour les gaullistes, l’alliance socialiste-communiste, ou s’il a profité de ce papier pour écrire un petit message flatteur destinée à une employée de l’ambassade, Véronique, qu’il trouve particulièrement mignonne et qu’il sait célibataire. Toujours est-il qu’il est ressorti tout sourire, « a voté ! », et eut une envie subite de discuter avec l’ambassadeur, Pierre de Menthon, qui se trouvait dans l’entrée, entouré de sa femme et de quelques autres Français. Tout en lorgnant d’un œil la rue.

La silhouette de celui qui l’intéresse est apparue au loin, quelques minutes plus tard, et il s’est rappelé tout d’un coup un rendez-vous l’obligeant à partir rapidement. Dans la direction de qui vous devinez, évidemment. Et, comme il l’avait prévu, la rencontre a lieu :

— JEAN !!!, je rêve ? Qu’est-ce que tu fais là ? — lui dit-il avec toute la sincérité feinte dont il est capable.

— Ben je vais aller voter, et toi ?Je ne savais pas que tu étais au Chili !!!

Ils tombent dans les bras l’un de l’autre, comme de vieux amis d’enfance. Ce qu’ils sont, d’ailleurs :

— C’est bath1 de te voir ici ! Incroyable !

Dans la suite de cette rencontre faussement impromptue, ils ne se diront rien de vraiment intéressant, submergés par la joie et le trouble de se revoir. Même Juan, bien qu’il joue très bien la comédie s’est laissé un rien assaillir par l’émotion. Ils fixeront un rendez-vous pour le lendemain, non sans une légère provocation de Juan, suggérant d’annuler le rendez-vous en cas de coup d’Etat des marxistes après leur défaite, ou de guerre civile. Reste la possibilité de se coordonner par téléphone, puisque Juan donnera son numéro de téléphone à l’autre Français.

Après une autre embrassade chaleureuse, Jean ira à son tour à l’ambassade voter pour Mitterrand, « l’Allende français ». Il y a ici une petite faute déontologique bien bénigne puisque ce vote ne fait pas de mystère : on ne vient pas faire la révolution au Chili pour refuser à la France de connaître la même chance.

Note

  1. Il y a parfois des tests simples dans la vie : si vous ne vous êtes pas arrêtés sur le ‘F’ en lisant « 72 000 F » en 1. V §26, vous n’êtes plus tout jeune ; si vous avez utilisé le mot « bath » dans votre vie, vous êtes vieux. [Note du narrateur omniscient, après une soirée arrosée avec Juan]

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