§26. Il faut dire que j’ai été assez allusif, en 1. V §22, lorsque j’ai parlé de Pierre Overney. Notez d’ailleurs : après une petite enquête, qui vaut ce qu’elle vaut, dans les milieux de gauche que je connais à Paris, il appert que le René de ‘René-Pierre’ est une invention journalistique. Eux aussi, et peut-être plus que les sociologues ou les psychanalystes, inventent le monde plus qu’ils ne le décrivent. Ils sont les premiers ennemis des historiens en même temps que leurs alliés… La victime viendrait de Château-Thierry, d’une famille de modestes agriculteurs. René-Pierre ça empestait le 16ème arrondissement et je me disais que c’était encore un de ces khâgneux valétudinaires chassé tout hâve de sa bibliothèque une fois réussi ses concours, perdu sur Terre – ô albatros abruti – et trouvant refuge dans quelque pays de cocagne, ces utopies qu’on atteint en se nourrissant d’ambroisie prolétarienne, d’afféterie maoïste et d’un peu de cogne roborative. Et non, ce n’était pas un inverti de classe qui essayait d’escamoter la moitié de son prénom et il y a donc bien par-ci par-là un peu de bouseux et de graisseux chez les gens de la Gauche Prolétarienne, ce groupe où sévit, dans la très grande majorité, des gamins obligés d’aller s’établir comme on fait un stage d’observation, pour découvrir ce qu’est prolétaire. Je suis d’ailleurs mauvaise langue : ils avaient bien des valets et des bonnes et leurs parents les traitaient avec humanité. Enfin toujours est-il que, ces chez gens-là, on a du mal à jouer les pauvres car on a trop de sous. Comme les « jeunes idéalistes » violents du MIR qui – eux aussi fils de gens bien installés dans la société et étudiants s’ennuyant à Concepción (exactement comme la France « s’ennuyait » avant Mai 68) – ont cherché des débouchés grandioses à leur spleen adolescent. Machiavel n’a pas assez dit au Prince qu’il faut se méfier de l’ennui chez les jeunes. Certains se cherchent des lignées avantageuses pour essayer de retrouver des branches plus glorieuses auxquelles ils pourraient se rattacher et s’enorgueillir de ce que leur famille n’est pas si nulle que ça, eux font l’inverse : trouvent-t-ils un parent pauvre dans leurs ancêtres, ont-ils vécu quelque temps sans leur cuillère en or, ils jubilent. Ouf, des gages qu’ils sont du peuple ! Lui, Overney, n’avait pas excuser sa provenance sociale et sa rage contre le système sentait bien l’authentique.

Donc, pour revenir au dernier martyr en date, il est évident que si vous ne faites pas partie d’un mouvement d’extrême-gauche, ou que vous ne vous intéressez pas, en ornithologue, à ces oiseaux-là, vous ne vous souvenez plus de ce jeune homme de 24 ans, membre de la Gauche Prolétarienne, tué par balle en février 1972 alors qu’il était entré de force dans l’usine Renault d’où il avait été licencié quelque temps avant, dans un climat houleux que lui et ses petits copains créaient en semant le grabuge au sein de l’entreprise ou en venant tracter régulièrement devant les portes de l’usine pour appeler leur camarade à la révolution. Après sa mort une grande manifestation de 200 000 personnes étaient venue accompagner le défunt lors de ses funérailles. C’est très bon, les morts, pour mobiliser les troupes, pour maintenir vive la flamme chez les camarades : les révolutionnaires ont besoin de leurs victimes comme le catholicisme de ses saints. Ainsi Sartre était là, juste à côté du cercueil, qui ne devait même plus bien se souvenir à quoi ressemblait le défunt. Sartre aux idées aussi divergentes que son regard, l’ex-communiste devenu le maître à penser de leurs pires ennemis, le vieil heideggérien honteux de ses années de guerre aux mains sales essayant de trouver une deuxième jeunesse auprès de jeunes aussi cons que lui est cacochyme, hargneux erratique, d’humeur massacreuse, crevant à petit feu et voulant emmener tout le monde dans son Enfer, qui ne fait que de la philosophie nauséabonde en même temps qu’il sert électoralement Pompidou, lui et ses « agitateurs », unique performativité des galimatias du gandin. Enfin je ne vais pas pleurer le sort des communistes, non plus. A l’instar de leurs camarades chiliens, les matous de Moscou version française, après avoir léché les bottes de Staline, chanté ses louanges, accroché ses posters, ont dû non seulement apprendre de Khrouchtchev quelle espèce d’ordure l’homme de fer avait été (caractère qui est la condition nécessaire, plus qu’en démocratie, pour diriger dans ces régimes-là), mais aussi accepter avec le sourire que les successeurs étouffent le vent de liberté qui soufflait à Prague – mais, tu comprends, il faut être raisonnable ! Alors ils ont les boules lorsqu’ils voient les maos qui se font plaisir et ne paraissent aux ordres d’aucun grand-frère omniprésent. Enfin, cette dissension-là, entre raisonnables et aventureux, date de Lénine et son combat contre la « maladie infantile de la gauche » ; la Chine n’était pas encore communiste à cette époque : qui sait comment le révolté de Pétrograd qualifierait aujourd’hui la fracture entre Soviétiques et Chinois ? Bref, Sartre était là, venu nous montrer son appartenance au camp des petits, des exploités, des sans grades, comme cet homme m’impressionne, moi qui ne suis qu’un « chien » pour m’opposer aux communistes.1

 Enfin si c’est pour être un chien à la manière d’un Diogène, non seulement j’accepte mais je me ferai encore un plaisir à mordre les roubignoles de ces Tartuffe ! Ouaf, ouaf !

Overney. Il faut que je revienne à notre défunt, désormais enterré et commémoré par ses petits copains, du moins réduit à l’état de tâche qui doit faire partir enfin le feu de la révolution. Si je suis cynique, encore ? Mais regardez-les ces enfants, les nôtres – que ce soit au Chili ou à Paris – ressemblent aux vôtres à votre époque et où vous êtes : dès que le car de police qui les poursuit s’arrête, plutôt que de s’en aller, ils se retournent et vont de nouveau vers lui pour provoquer. Ils prennent leur pied. C’est dangereux, c’est grisant. C’est un peu comme la guerre et l’armée en moins contraignant, et plus noble que les boy-scouts car, tu penses, c’est po-li-tique ! Si un camarade tombe à côté d’eux c’est encore plus fou : ils sont alors des rescapés ! Et se voient investis de la mission de le venger ou de se souvenir de lui : « justice pour {longue liste de héros de la Cause} ! ». Ce faisant, ils sont l’avant-garde éclairée, les Gardiens du Temple de la Mémoire de leurs frères tombés, et l’aura de ces derniers, que les vivants peuvent parasiter tout à loisir, plane sur eux : on se masturberait l’ego avec moins que ça. Suivant de près la petite équipe d’aventuriers courageux, quelques types sensiblement du même âge, censés représenter les Droits de l’Homme. Et des photographes, maison je suppose, qui vont sauvegarder la mise en scène de la geste rebelle et n’attendent secrètement qu’une seule chose : sortir un bon cliché de jeune renversé, si possible une fille pour que ce soit plus choc, afin de donner de quoi se repaître aux partisans des Droits de l’Homme, prêts à dénoncer le fascisme et le gouvernement liberticide. Parce que les gens de gauche ont totalement fait leurs, les techniques de communication modernes. Et puis pour qu’ils soient des héros il faut qu’on se souvienne d’eux ; pour se faire du bien, il faut qu’ils se voient. Sans miroir, pas de plaisir. Ennui et narcissisme. Eux, en revanche, n’ont pas de Paradis qui les attend, pas pléthores de viergespour ces martyrs : Marx est plus radin qu’Allah, moins consolateur que Dieu, leur sacrifice est purement terrestre. Ils meurent pour des Hommes, même les ingrats, pour les sauver. Jésus a plus de frères qu’il ne le croyait. Mais cette absence d’Arrière-Monde magnifique rend leur sacrifice encore plus gratuit, plus noble, et ils peuvent en tirer un orgueil encore plus profond que les terroristes religieux, ces deux types de violents voulant tous deux apporter un changement radical dans la société et étant prêts à (se faire) tuer pour l’avènement de leur nouvelle société. L’Homme Nouveau comme le Saint de leur imagination font froid dans le dos…

Overney, mince ! Son assassin, Jean-Antoine Tramoni, gardien de l’usine, qui a tué le jeune homme d’un coup de pistolet devant tout le monde et à bout portant, est jugé aux assises de Paris en ce mois de janvier 1973. Et alors que le verdict était attendu depuis trois jours, il vient de tomber aujourd’hui, du moins dans la presse : le tireur est condamné à quatre ans et 72 000 F de dommages et intérêts. L’avocat général demandait 7 ans. De prison évidemment, pas de lecture obligatoire de charabia georgesbataillen… quoique, en matière de châtiment, il y aurait plus clément. MLeclerc, avocat de la famille, qui défend son (le sien et celui d’Overney) idéal révolutionnaire, déclare : « il a rejoint les morts de la Commune, mais son idéal ouvrier demeure. Quand un ouvrier tombe, d’autres se lèvent ». Et voilà pourquoi la mort de Saint Pierre O. est une aubaine : il devient symbole, témoignage, il pourra susciter des vocations. Ce ne sera pas le Che, pas la même puissance médiatique, mais enfin il servira à alimenter le feu sacré !

D’un autre côté, M. Vacher, le chef d’atelier, raconte comment « son bureau avait été saccagé en 1970 », « comment on avait placardé son portrait, accompagné de menaces graves, aux flancs d’une camionnette circulant autour des usines ». De même, l’article, sur la page de droite du Monde d’aujourd’hui, parle d’une séquestration de quatre cadres à l’usine Ferodo, le 18 décembre 1970, suite à un licenciement. Onze ouvriers avaient été condamnés à des peines de prisons avec sursis et à des amendes. Aujourd’hui la plainte de l’entreprise contre le Ministre de l’Intérieur, voulant de lui 1 franc symbolique et surtout la reconnaissance de la « carence de la puissance », a été refusée. Non pas pour des raisons intrinsèques au procès mais par Realpolitik, car « l’autorité » a apprécié que les « répercussions qu’[auraient pu] entrainer une intervention de la force publique » dans l’entreprise auraient été plus graves que de laisser impunis les séquestreurs. Ainsi, les séquestrations ne portant pas atteinte à l’ordre public et la vie des séquestrés n’ayant pas été mise en péril, la justice reconnait ainsi que les forces de l’ordre n’avaient pas à intervenir et qu’aucun dédommagement n’est dû. Étonnante vision de l’État de droit… et si vous me permettez un anachronisme (enfin je vais me permettre, il n’y pas de raison que je vous prenne pas un peu en otage de temps en temps moi non plus et n’impose ma volonté), Sartre ne sera pas à l’enterrement de Tramoni, lorsque celui-ci sera tué par un vague écho d’un sous-rejeton de la Gauche Prolétarienne, les Noyaux Armés pour l’Autonomie Populaire, en 1977. Les camarades-dénonciateurs des Droits de l’Homme ne se réuniront pas faire une grande marche contre la vengeance. Tous les morts n’ont pas la même valeur.

Note

  1. Rappelons aux étourdis, que Sartre a écrit en 1960 dans Les Temps Modernes que « tout anticommuniste est un chien ».

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