§2. Jean reste sur son nuage toute la journée, transcendé par les surprises que réserve la vie et qui fait que chaque matin couvant peut-être un tournant encore inconnu dans une existence, il vaut la peine de se lever tous les jours au cas où. Il est incapable alors de penser qu’il y aura peut-être des affrontements ce soir, même s’il ne croit pas à la thèse de la droite annonçant la dictature du prolétariat en cas de déroute électorale de l’UP, cette droite qui laissait déjà courir la rumeur, dès 1970, qu’il n’y aurait plus aucune élection démocratique après l’arrivée d’un marxiste à la Moneda, et a refait encore le coup durant les deux premiers mois de cette année. Propagande réfutée en acte par cette journée de files d’attente, c’est un classique, mais pour se rendre aux urnes cette fois-ci.

Mais les heures sont longues. C’est peut-être la dernière file d’attente à faire, se dit-on dans les classes moyennes qui ne croient pas ou plus au programme de l’UP. Les préparatifs indécis. On se prépare à la fête sans trop savoir si c’est plutôt à la défaite, au conflit, à l’imprévisible qu’il faudrait se tenir prêt. Jean essaye de ne pas y penser. Et si la CODE obtient les deux tiers, les siens accepteront-ils le choix du peuple ? Que doit-il faire si la voie légale est abandonnée par l’UP dans sa totalité ou ne serait-ce que par une large frange débordant le seul MIR, comme par exemple un basculement massif du PS ? Quelle serait la position du PCBR dont il est sympathisant ? Que décideraient les têtes pensantes du « groupe d’action » auquel il participe ? De toute façon que faire ? Les Chiliens sont en train de mettre leur bulletin, ils écrivent tous une petite portion d’avenir et celui-ci est encore caché dans des centaines de boites dont on ne peut deviner d’ores et déjà ce qui va sortir. On lui a demandé de rester joignable en cas de problème, donc chez lui. Il écoute la radio qui ne signale rien de spécial : les grands noms de la droite sont allés voter les uns après les autres, la plupart à la gare Mapocho. A 10h08, Allende a voté au lycée n°14 de la Condes, accompagné personnellement de 50 personnes, de centaines journalistes, de curieux et de quelques cris comme « dehors, dehors, gouvernement incapable ! », puis est allé assez serein au bâtiment Gabriela Mistral où la centralisation des voix de tout le pays aura lieu sous les auspices du Ministre de l’Intérieur, Carlos Prats. Celui-ci a tout mis en place pour que la journée se passe dans la plus totale légalité. On craint certes que Patrie et Liberté ne commettent des attentats dans le centre de Santiago pour distraire les Forces Armées et nuire au bon fonctionnement des élections, auxquelles ils ne croient plus (rejoignant sur ce point la gauche extraparlementaire, MIR en tête), voire afin de créer le chaos et bloquer les principaux points d’accès à la ville. Prélude à une guerre civile qu’ils ne veulent plus attendre, mais provoquer, persuadés que l’Armée serait de leur côté ?

Certes, le coup d’Etat militaire est une Arlésienne que l’extrême-gauche a si souvent agitée qu’elle devient aussi peu crédible que la droite avec l’annonce imminente de la dictature du prolétariat, mais…

Non, Prats donne confiance à tout le monde et personne ne croit vraiment que la haine va sortir du lit de cette démocratie dont le pays est si fier. Le Chili n’est pas le Venezuela ou un autre pays d’Amérique latine à risque. Essaye de lire, Jean, ça va bien se passer.

Et de fait, à 13h, tout se déroule apparemment dans la plus complète normalité. Mais après le repas de midi sera-ce encore le cas ?

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