§6. Si ce n’était pas un roman nous ne pourrions pas nous arrêter regarder la crête de la Cordillère qui devient doucement noire sur un fond d’un bleu de plus en plus sombre, et jusqu’à s’effacer dans cette nouvelle obscurité qui l’entoure et l’absorbe. On devrait omettre une partie de la beauté et de la laideur du monde, perdre la vie dans son épaisseur, sa poésie, sa chair, ses détails éclairants qui ouvrent sur l’universel… On ne pourrait montrer tous ces points de vue différents et contradictoires, ancrés dans un présent mort pour nous et vivant pour les Hommes que nous suivons. Se mettre un moment à leurs côtés à regarder l’horizon brumeux, dans les nuits dures à traverser, les jours de doutes, de joie, d’exaltations sans failles, de croyances enjouées ou alarmistes, pour nous ridicules, qui savons, mais vives pour eux, qui font cette histoire que nous tentons de lire à l’aune d’écrits ou de témoignages asséchés, décoctions d’émotions, traces de raisons, simulacres de sentiments. Nous, nous n’ignorons pas que la vérité historique n’existe pas, nous n’avons pas les prétentions de certains historiens, nous savons que le réel est éclaté et qu’aucune grille de lecture ne permet de l’unifier. Alors sauver l’instant où l’homme aime, espère, croit, crie, aspire, sème… Vous savez, j’ai commencé ma carrière de narrateur en 1994 en pleine guerre civile au Rwanda. Je commençais, pour rester neutre, par n’avoir qu’un rapport tout à fait conceptuel avec les bourreaux et les victimes, afin de ne pas me laisser attendrir. J’avais peur que les hutus me prennent à parti m’expliquant leurs raisons, que les tutsis se défendent, essayent de m’apitoyer à leur tour, voire qu’une mère me demande de prendre son enfant pour le sauver des massacres – je n’ai pas le droit de choisir de camp si je veux rester crédible, non ? Même si on tentera beaucoup moins de mettre à jour mes partis pris, l’idéologie sous-jacente qui structure ma grille d’analyse, mes intérêts de classe ou financiers, si je me range du côté du sang qui coule plutôt que celui des coups qui sonnent. J’étalai ainsi des nombres de morts, sans n’en avoir vu aucun, tel un vulgaire réciteur de dépêches AFP : j’ai bien la Shoah, pensais-je, si je veux des images de massacres et de cadavres ; il suffit de voir des corps noirs, des cabanes au lieu des camps, et des collines africaines plutôt que des plaines polonaises. Je parlais des centaines de milliers de Tutsis et des Hutus comme des entités abstraites, tel le Prolétariat de Marx, Engel et leurs perroquets, la Paysannerie de Mao et ses ricochets européens, les Masses des intellectuels de toutes les capitales bourgeoises qui s’imaginent qu’un Peuple c’est un amphithéâtre reproduit un nombre incalculable de fois jusqu’à leur donner le vertige, la ménagère de moins de 35 ans de la sous-sociologie pour marketeux (pas si loin que ça de la prose des rejetons de Hegel), des Idées platoniciennes, etc. Malheureusement, un jour, un journaliste a démissionné et on m’a demandé si je voulais changer de casquette et faire du terrain. Pensez, le pays « des mille collines », l’Afrique, l’aventure, le danger à portée de mains, ça ne se refuse pas. Alors il a suffi que j’en voie une, une seule, de charogne Tutsie, qui empestait et bouffée par toutes les bestioles qui se trouvaient là, que je comprenne à quelques mètres de moi ce qu’est la mort à la machette, les os qui craquent à bout de bras… pour comprendre le mensonge des livres d’histoire. Je suis rentré trois jours après pour m’engager dans les rangs du roman… où l’on ne parle pas des paysans, mais où on peut en suivre un, comme Guy Tarlier au Larzac, et en partant d’un nœud tirer sur la pelote. Et la Cordillère, cette gardienne de Santiago, cette muraille, ce phare, ce point d’ancrage qui rend la cité invincible a disparu maintenant, pendant que nous l’avions oubliée. Et si la nuit ne la rendait pas, si demain elle n’était plus là, se demande Jean dans la voiture où il se trouve à côté de Natalia. Ils rentrent chez elle.

Dans les rues que nous avions laissées en pleine effervescence victorieuse, les bruits ne sont plus les mêmes : hurlements, fracas de vitres, feux de voitures, courses affolées pour échapper aux lacrymogènes. Tout jeunes et tout vieux sont rentrés, il ne reste que cette vague jeunesse qu’on dessinera entre 15 et 35 ans qui ou tente de s’enfuir ou s’oppose aux forces de l’ordre. Les résultats, toujours non définitifs, n’ont pas changé, mais on a compris que l’accusation constitutionnelle était désormais impossible, alors, comme souvent lorsqu’on n’est pas d’accord avec le résultat, on évoque des fraudes, on se révolte.

Natalia et Jean dorment, satisfaits du bon résultat de l’UP dans cette élection qui est souvent un vote défouloir de mi-mandat peu favorable au Président sortant. Juan fête la victoire dans un lit qui n’est pas le sien : il a d’ores et déjà voté pour une jeune fille qu’il croyait mignonne et qu’il a rencontré dans la chaleur de la célébration ; lui aussi aura des lendemains qui déchantent et maudira les trop grandes prouesses que l’industrie cosmétique permet de réaliser aux femmes grâce à ses produits.

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