Ce qui a fait en nous la nuit, peut laisser en nous les étoiles.

Victor Hugo, Quatre-vingt treize

§3,1415… Soirée mondaine à l’invitation d’un riche propriétaire terrien d’origine allemande. Il y a là du beau monde qu’on me présente : des patrons essentiellement qui se plaignent du gouvernement Allende, des fonctionnaires démocrates-chrétiens, des conservateurs proches du Parti National, sinon de Patrie et Liberté. On m’a parlé de la fille de notre hôte, une certaine Helena, une artiste, fille en rupture de style avec sa famille mais qui a l’intelligence, comme beaucoup de révoltés sans vivres propres, de rester dans le giron des parents, ceux-ci nourrissant sa rancœur. Il parait que je ne pourrais rester insensible, que c’est tout à fait le genre de femme qui pourrait me faire succomber. Il fallait voir ça, quitte à supporter les autres. Aussi suis-je-là qui ai délaissé mes chers livres, pour me mêler à cette compagnie à laquelle j’ai été convié parce que je suis l’ami d’un ami, idéologiquement du bon côté pour ces messieurs, pour qui il suffit d’avoir des adversaires communs pour qu’ils vous considèrent des leurs, ce que je ne pense pas être, du moins pas avec tous. Malheureusement la fille que je suis venu voir est souffrante, dit-on, et se repose à l’étage dans sa chambre qu’elle occupe actuellement, de retour d’un voyage en Europe. Alors il va falloir attendre un peu avant de reprendre des activités plus enthousiasmantes, ça ne se ferait pas de partir si vite.

Mais je m’ennuie, autant le dire comme c’est.

[Ici, j’ai commencé plein de petites discussions, salué, rempli le temps et comme ça ne mérite pas d’être raconté je vous ai épargné tout ceci en posant une ellipse bienvenue au milieu de nos paroles, vous laissant aller vers la table de restauration pour manger ou boire un peu, si vous le voulez ; mais ne vous éloignez pas trop, vous avez bien vu qu’il y a des lignes de noircies ci-dessous, donc c’est qu’il va se passer quelque chose.]

Et puis voilà qu’elle descend, les cheveux un peu défaits, semblant sortie d’un sommeil agité, les grands escaliers qui conduisent du silence de sa chambre à l’ébullition bruyante des invités : nous autres. La lumière couronne les grands salons d’apparat où se répand cette masse grouillante, petit pan mondain du grand tissu social qui vient entretenir ses mailles, rassemblé pour une soirée de convivialité sur ses gardes, sourires, femmes et alcool, on y discute, on y cause, on badine. Elle ne sait pas vraiment ce vers quoi elle se rapproche d’un degré à l’autre, si bien que son pas est celui, souple et craintif, de l’animal apeuré, un peu titubante, fiévreuse, déjà accablée par les attentions, harassée par l’effort que lui demandera la conversation, elle se doit pourtant de paraître. Verre dans la main, agitant l’autre en parlant, écoutant en petits groupes et quelques électrons libres qui assurent les jointures, font et défont le lacis des conversations en une lente danse, aucun ne semble l’avoir remarquée, comme transparente. Il faut dire que son pas est d’une légèreté de ballerine, sa robe finement découpée et émaillée de paillettes la fait scintiller timidement, perdue, figée longuement sur un socle d’indécision, puis elle s’avance par à-coups, réfrénant curieusement le geste attendu qui l’introduirait de plain-pied dans le monde, l’œil tout à la fois aux aguets et ivre du kaléidoscope de sons et de couleurs. Elle salue alors poliment le premier des agglomérats qu’elle rencontre, de sa petite voix mal assurée, elle les fait se retourner tous comme un seul homme, tourner leur regard vers elle, épicentre d’un évènement soudain. Elle sent tout d’un coup avec embarras glisser sur elle de nombreux regards muettement exclamatifs qui l’assaillent, la projettent sous des projecteurs qu’elle n’avait pas réclamés, préférant se glisser sous la lumière, derrière les tapis, échapper à cet étau d’admiration qu’elle sent se resserrer autour de sa présence, jusqu’à ce qu’un de ces fats entreprenant, sans se soucier des préséances, d’accueillir la nouvelle venue avec chaleur et d’une complicité factice mais dont il voudrait se prévaloir, achève définitivement de la plonger en plein trouble. Et notre homme, hilare, satisfait de son outrecuidance, très content de son geste s’y vautre avec un ton des plus déplacés :

— N’est-ce pas notre charmante souffrante qui nous fait l’honneur de se joindre à nous ?

C’est bien elle. Qu’a-t-elle de plus à rajouter ? Sinon un sourire circulaire qui nous invite chacun à nous l’approprier, pourvu qu’on la dégage de cette proximité gênante avec ce malotru, discret appel au secours qu’il ne décode pas, lui qui par la plus indigne grossièreté l’invite à parler de son mal alors que celui-ci eût pu rester tu. Il faut la libérer, mais qui peut s’avancer vers elle et évincer tout doucement son involontaire interlocuteur, sinon moi qui n’ai que faire de leur jugement, qui ne les fréquente que le temps d’un survol ennuyé, qui n’écouterai pas les commentaires du lendemain, qui serai déjà loin d’eux… Je m’avance d’un pas décidé, presque résolu à trouver dans le sourire accueillant qu’elle me lance, ou que je devine, la justification de ma mise en avant. Quand un homme arrive, brisant sans heurt la masse compacte des gens, et vient l’enlacer tendrement, presque devant moi qui d’un coup devient inutile et mon geste suspendu en plein vol, incapable de retomber. Leurs deux corps abandonnés l’un à l’autre semblent s’ajuster parfaitement pour s’encastrer dans une impudence désinvolte, irruption de l’amour au milieu de la foule, en une étreinte sans faille. Il n’est plus question de la sauver d’une prise d’otage intempestive, ma mission est avortée, je suis renvoyé au rang de décor, comme l’autre, comme nous tous qui sommes de trop désormais, inutilement voyeurs de cette entente manifeste. Déposant au creux de son oreille un mot secret dont nul ne se sera autorisé à avoir vent, la voilà revigorée, métamorphosée instantanément, ses mains caressantes enfin apaisées ; son sourire délesté de sa gangue de retenue éclate sous son plus beau reflet. J’ai détourné les yeux de ce spectacle attendrissant et à peine soutenable de beauté, pour ne pas prendre le risque de me retrouver idiotement en train d’applaudir d’enthousiasme ; c’est participer au spectacle, quelque part, que de s’en réjouir sincèrement. Je n’ai pas à faire partie de celui-ci, je n’y ai pas mes entrées et dois me contenter de rester sur le seuil de cette joie-là… Qu’ai-je fait du bonheur, quand il s’étendait pitoyablement à mes pieds ?, je suis de ces êtres faits pour la lutte et qui ne supportent pas longtemps la dissolution de leur insatisfaction. Qui resteront à l’orée de la joie, qui crèveront d’envie de la rejoindre mais se morfondront dans l’ennui et le désintérêt le plus total si l’occasion se présentait trop clairement. Nous cultivons notre amère mélancolie, la rage des apatrides, cette saine colère sans objet qui nous pousse au-delà de nos retranchements sur des fronts dont nous ignorons les tenants et les aboutissants profonds. Il est bon qu’il y ait des malades pour soutenir les biens-portants…

Je m’étais détaché de mon groupe, dans un élan, afin de la rejoindre, je me retrouve seul, désormais, sans attache. Non pas que je regrette mon ancienne compagnie, mais j’ai l’air ridicule : aussi je vais me réinsérer dès que possible, clore l’épisode, tourner le dos à leur bonheur en me fondant dans la petite société. J’éprouve pourtant de moites palpitations, arrimant mon attention à une conversation que je prends au vol et qui m’est encore étrangère, sans que je ne manifeste aucune tentation d’y participer plus que ça, juste faire acte de présence, me donner une contenance, faire illusion grâce à la proximité de ce petit groupe qui est comme mon pôle attracteur me gardant dans son giron protecteur, ne pas être isolé des autres. Alors que la tête n’y est pas, je suis encore dans ce bond coupé net, dans le désir mystérieux pour moi de me rapprocher de cette apparition féminine. Je ne peux m’empêcher de tourner la tête vers eux, à la limite de l’indiscrétion, les entrevoir, constater avec amertume et jalousie la permanence de leur harmonie. Attachée à sa main, saluant du menton et de ses yeux maintenant pétillants qu’elle n’arrache de son visage à lui que pour frôler poliment les leurs, elle semble maintenant n’avoir jamais souffert. Elle est heureuse, et sa joie, sa beauté, sont incommensurables. Ce n’est pas une épreuve, c’est comme une force irradiante qui vient écraser celui qui voudrait la saisir. Je voudrais m’en détacher, mais ne l’ayant que trop approchée, je peine à me sortir de son orbite, encore aimanté, au risque de voir le soleil sans protection. Les plis de sa robe soulignent la courbe de ses cheveux, l’arrondi des arcades sourcilières est en harmonie avec celui de ses hanches, elle est comme un ruban qui, même posé par terre, vibrerait invisiblement des mille ondoiements de sa danse aérienne. Je m’égare. J’ignore complètement si l’on m’adresse la parole, s’il faut répondre, si des personnes se trouvent encore dans mon entourage, il faut que je reprenne pied : je souris indéfectiblement pour payer de gentillesse, au moins, celui que je n’écoute qu’à moitié. Tout le monde a repris sa place, matière déformable qui retrouve son état initial, on discute encore et toujours et je fais partie d’eux. Je ne les ai jamais vraiment quittés des yeux. J’écoute avec un intérêt tout récent, les explications d’une dame sur les qualités propres de tel vin qu’elle avait goûté et dont un viticulteur local lui avait expliqué le secret. Je fais mine d’apprendre d’elle quelque chose dont je me fiche et qu’il me semble avoir su. Et quand un débat va commencer en moi pour savoir si je dois qualifier mes négligences – que ne retiens-je pas toutes ces mines de ressources pour les discussions d’apparat ! – d’enfantillage ou s’il faut le théoriser d’une philosophie de la fugacité jouissive, je me congédie avec tact en prétextant mourir d’une soif que la conversation aura su engendrer. Je me dégage donc, avec empressement, dans la joie de sentir une bouffée d’air frais au milieu de ces palabres. J’aimerais la voir, que se passe-t-il en moi ?, où est-elle ?, s’est-elle enfin détaché de lui ?, la curiosité devient douloureusement irrépressible, et pourtant je ne la cherche même pas tant je crains ce que je suis en train d’expérimenter. Je cherche un verre pour épancher un trop plein de doute dont je me méfie de l’origine. Je suis seul à nouveau près du buffet froid, je regarde les gens évoluer, je ne sais si je les aime, il me semble qu’ils n’existent pas vraiment. Ils tournoient autour de moi. Tout, jusqu’à leur pudeur mensongère, m’émeut. Faibles lumières. Leur petitesse. L’inarrêtable course de leur grandeur. Je ne sais faire que les regarder.

Soit, je me suis senti attiré par elle. Je ne perdrai pas mon temps à la décrire, à échafauder autour d’elle une architecture de mots qui tenterait de la définir, son portrait ne se dépeint pas, car il manquerait les légères senteurs qui se dégagent du haut de ses atours finement évocateurs, il faudrait disséquer chacun de ses gestes et compresser fébrilement toutes nos théories esthétiques afin de comprendre pourquoi elle semble puisée de l’essence de la Beauté, trouver la formule mathématique dont elle serait le nombre d’or qui arriverait rationnellement à me faire comprendre pourquoi elle ne fend pas l’air mais s’y faufile avec aisance et lenteur, pourquoi elle semble flotter au-dessus de tout ce que les autres touchent durement, si belle, pâle, d’une douceur de spectre, aérienne, les mots débordent ma résolution, il ne suffit pas de les tisser méthodiquement pour poser objectivement la propriété interstitielle de sa beauté. On ne peut la réduire à des formules, ce serait la trahir, ôter les pétales d’une si charmante fleur, que le pistil serait décevant, que ne pourrais-je suspendre le cours des événements, rester toujours dans cette première impression, cette première approche, ce désir, ce mystère, cette envie de la serrer mêlée à la peur de froisser ne serait-ce qu’une seule courbe de sa chevelure bleutée, faire disparaître ce plaisir évanescent qui naît d’une frustration encore vaporeuse, sentir peu à peu chaque maillon d’indifférence s’ouvrir pour que cet être délicieusement changeant, les cambrures de sa silhouette, sa figure toujours imperceptiblement changée au gré de ses mouvements, deviennent le centre de toutes mes pensées, la petite diode électroluminescente qui guidera mes pas jusqu’à ce que j’atteigne l’illumination à sa source. Je ne la connais pas. Je sais tout d’elle. La façon qu’elle a de marcher, de tremper ses regards sur la réalité pour lui soutirer ses couleurs ou dévier la logique de son architecture, je me suis rapproché d’elle et elle me remorque d’un fil de parfum, ne me voit pas dans son dos, je suis une infime composante du système qui gravite autour d’elle, tourne pour elle, un univers qui se crée à chaque coin de rue et tout un monde qui s’évertue à ce qu’elle n’en voie jamais les coulisses, aucune trace du chantier tout juste levé qui démasquerait la mise en scène permanente, qu’elle avance de manière toujours aussi fluide, qu’elle se contente de sa tâche, vivre forte de tout son être et tout ce qu’elle peut explorer de plus grand, comme des trappes dans la réalité où ne pourrions pas la suivre. Je suis un spectateur plus chanceux, plus proche du cœur de l’action, je suis dans son monde comme un intrus mais je suis à quelques mètres d’elle, je profite aussi des rais de lumière des projecteurs, je me nourris des miettes qu’elle a laissées, je peux voir tout ce qu’elle a vu, je me force de reproduire tous ses gestes, regarde-t-elle à gauche à côté du rideau, je le ferai une fois atteint cette étape, il m’échappera peut-être alors quelques instantanés de ses regards dont je n’aurais pris connaissance, mais je serais là à côté de cette étoffe et je me dirai que je vois ce pan de mur rose saumon et je me délecterai de ce qu’elle aussi l’a vu, n’aurais-je qu’une version délavée, tenir les pinceaux du maître c’est toujours bien mieux que de voir l’œuvre au musée. Elle est rayonnante, évasive, très belle mais avec cet invisible et nécessaire petit défaut, quoi ? de fugitif et sans cesse recomposé qui fait le premier éclair déjà passé ; quelque chose s’est fané bien que la composition soit toujours sublime, inachevée, fascinante. Car elle n’est pas de celles qui finissent, comme les meilleurs desserts mangés avec gourmandise, par se gâter dans un certain dégoût.1 Au contraire chaque petite ineffable imperfection est une invitation à mieux la regarder, à poursuivre sans cesse le souvenir d’une image, d’un éclair, d’une extase, et savoir que cette beauté une fois révélée s’y trouve encore blottie bien qu’elle ne soit plus vraiment présente mais s’ingénie à réapparaître, toujours différente, de manière impromptue. Ainsi, elle se déguste constamment avec délice, inaltérable, toujours inconnue, une joie diffuse et constante, je la regarde, mon cœur entre en éruption, ma peau subit de petits séismes, tout s’efface autour de nous, je me dis que je l’aime. J’admire cet homme qui l’accompagne, auquel elle accroche son bras, j’éprouve envers lui une saine jalousie, je brûle d’émulation, à qui je devrais l’arracher aussi vite qu’elle le voudra, si elle le veut mais je ferai tout pour lui donner envie de l’accrocher sur un autre corps et envoyer mon prédécesseur aller visiter du pays. Et puis le temps est passé pendant mon engourdissement transi, voilà l’heure des adieux, j’accorde la petite musique de mes gesticulation à leur lade manière à me retrouver près de la sortie en même temps qu’eux ; je n’existe pas pour eux, j’occupe un espace derrière eux dont ils n’ont que faire, je suis une pièce anodine qui joue sa partie en silence dans un coin abandonné de la surface de jeu, je suis l’auteur de bruits et de gestes auxquels qu’ils n’ont pas placé dans leur aire de pertinence, je suis un composé de matière bien décidé à m’immiscer dans sa société, comme le sable dans le sablier venir gripper leur couple et occuper l’endroit où je m’infiltre doucement, je lui suis à lui une menace invisible, je suis tout autour d’elle une toile qui se refermera sur elle quand elle désirera que je l’embrasse, mais ils m’ignorent désormais, la patience va dans mon sens, le temps s’écoule pour moi, je dirige la partie, je distribue, je fais le jeu déjà. Je les suis dans les rues à distance de leur marche, il a neigépendant que nous dansions, comme un paria, l’électron échappé du système qui profite de la réclusion qu’il a gagnée. L’air est froid et la neige craque sous mes pieds : aussi je reste bien loin, je m’enfouis dans la nuit secrètement humilié de ce piteux retrait, moi qui voudrais entrer sans plus attendre au milieu de la scène, interrompre la représentation, dériver le flux pour y soustraire ma continuité. Je pourrais certes les rattraper, et ? Que dire ? « Monsieur vous êtes en surplus, déguerpissez, il est de bon ton que le futur ex s’en aille sans esclandre » ? J’en souris moi-même. Ce serait une assez amusante façon d’y laisser quelques gouttes de sang, mais je la perdrais voilà tout ce qui compte. En toute sûreté la suivre de loin reste ma seule chance de la revoir, qu’importe de gaspiller un peu d’orgueil pour tant d’espoirs entrebâillés. Très vite la peur qu’ils prennent un véhicule s’estompe car ils veulent encore partager quelques instants ensemble, profiter de cette heure tardive où ils se creusent un petit nid d’intimité à l’abri des regards au milieu des fenêtres, s’embrassant longuement dans la rue sous mes regards lointains et rageurs, la neige pèse sur moi, elle les enrobe, ils me donnent cette chance de les observer, en restant ainsi ils me laissent la possibilité de mon intrusion dans leur vie – la sienne : que m’importe ce qu’il fera quand j’aurais pris sa place. Ils parlent par intermittence, beaucoup de déférence s’en dégage, il manque un peu de franchise sous ce voile de gêne : ils ne pourront s’aimer ainsi, ils ne s’aiment pas encore, et je suis derrière dans le placard. Mon étoile filée et quand rentrerai-je pour ma première incursion dans sa vie ?

Elle, est déjà maintenant au chaud dans une maison dans laquelle j’ai enfermé le périmètre où se tisse son existence quotidienne. En soi, quel rien que cette victoire mais quelle joie et qui a dit que les joies devaient comporter un minimum de solidité ? Lui est resté en bas, bizarrement, je croyais qu’ils allaient chez lui. Il l’a embrassée longuement en la retenant le plus possible, lui a dit quelques fadaises sûrement avant de la laisser lui échapper, et s’en retourne seul dans le froid de la nuit bien avancée qui déjà bascule jusque dans le jour prochain, il ne me connaît pas, avec un couteau et l’envie de le tuer j’aurais pu me débarrasser de lui mais que ce serait laid de l’emporter ainsi et pourquoi lui laisser la possibilité de l’idéaliser – quel plus dangereux rival qu’un fantôme ? – alors qu’il suffit de prendre sa place, nous ne nous voyons plus, nous ne nous verrons plus peut-être : il y a une femme entre nous, réglons d’abord ceci, après nous verrons s’il faut nous apprécier.

Elle est encore en moi, surgit dans l’éclair des lumières que mon véhicule croise le long du trajet qui me ramène chez moi, j’ai déjà bien usé toutes mes réserves de son odeur et mes souvenirs sont taris, mais j’ai mille clichés différents des facettes de son visage bien inscrit dans ma mémoire, j’ai assez d’elle pour ne pas la perdre tout à fait, sa présence auréole encore le début du jour, mon corps est lourd il est temps de me lever.

Danaé (1907) de Gustav Klimt

Que j’aimerais épouser son corps, le rythme de l’ondulation de ses parures, un discret plaisir en suspens dans une atmosphère glacée sans que l’on souffre du froid, la fragilité d’une image sans consistance. Je voudrais passer une vie à poursuivre un mystère, à observer inlassablement les mouvements de mon désir, être cette petite pluie d’or qui vient humidifier les rêves de la Danaé de Klimt, une douce caresse qui saurait laisser à ma fleur tout son premier lustre, sentir sa chaleur à distance, nudité habillée, consommer sans user. Un effluve de doux rêves remonte en moi. Je ne peux m’empêcher de voir notre vie future comme une série d’épisodes de joie, pas une seule dispute, pas d’incompréhension, nous serions transparents l’un pour l’autre, notre vie commune tiendrait du miracle permanent, une création continuéedont nous serions en même temps que les auteurs les protagonistes principaux…

Quoiqu’il m’arrive désormais si mon passage sur Terre n’a été qu’une lente initiation, arrivé à un point où je peux dire que j’en sais un peu plus, si demain je dois m’estomper, si personne ne me pleure, les bons pères de famille annonçant à leur compagne que j’ai cessé d’être et elles, apprenant cela comme un soulagement, s’ils disent que j’étais un obsédé, un détraqué, qu’ayant parcouru tant de femmes me dissoudre me reposera, je pourrai au moins dire que j’ai aimé. J’ai tant aimé que je me suis donné tout entier, de tout mon être sans jamais anticiper. J’ai tellement aimé ce mondeet ceux qui l’habitaient, je ne m’en rends pleinement compte qu’à présent.

J’ai tant aimé cette femme.

Je me suis retrouvé dans la rue à l’attendre, à marcher en rond dans un périmètre où j’avais statistiquement beaucoup de chance de la trouver, tout tournait carré dans ma tête, j’avais pris la résolution de l’aborder ce jour même, ultimatum comme un défi grisant, et près d’un carrefour l’idée qu’elle se trouve derrière, qu’elle passe sans me voir, me voir sans me reconnaître et que je serais là et nulle part pour elle, mais quand même devoir m’immerger hors de l’inconnu et tirer sur le fil de son regard, jusqu’à moi, moi, prétentieux ; je commençai à comprendre que je n’étais pas prêt, j’avais peur, avec les autres tout était si simple comme un jeu, rien n’avait de conséquence, séduire était une épreuve, l’échec une bonne rigolade. Là, l’échec aurait fait mal, il n’y avait pas de coup d’essai, pour rien, il n’y avait qu’une vie à passer avec elle, qu’une chance d’y parvenir, elle était inversement proportionnelle à la quantité de tentatives, je voulais réussir du premier coup. Puis elle apparut. Et voilà je suis là, depuis combien d’éternités suis-je transi et hébété ?, comme je l’avais tant de fois imaginé elle passe, seule, belle et droite, le bras doucement balançant, rivée au monde avec distance et bonne volonté, un léger sourire au coin des lèvres, peut-être parle-t-elle tout bas, elle paraît si heureuse et moi qui suis-je pour oser la gêner ?

« Comment m’y prendre ? « J’ai l’audace », ou bien plutôt : « Señora… » Bast ! Mieux vaut dire tout simplement ce qui me passera par la tête, chanter en improvisateur l’ariette d’amour… »
Pouchkine, Le Convive de pierre, Don Juan dans la scène III

Comment l’approcher, que lui dire, bah je ferai comme toujours je lui dirai tout et ce sera assez suffisant…

Note proustienne

  1. « Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, [… mais de surcroît] ce sont [leurs] parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. […] Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper à me fuir […], je ne la possédai jamais toute entière : elle ressemblait à la vie. Mais moins décevante que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleurs. […] Les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà. […] Alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui par le pouvoir de sa seule beauté était devenu invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière. Mais nous la quitterons aussi en dernier. Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. » Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Le livre de Poche, 1992, 109-110.

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