§Γ. A Aix-en-Provence, où j’ai passé un Mai 68 relativement tranquille par rapport à l’agitation stérile de Paris, il y avait les lieux de discussion où les jeunes venaient refaire un monde qu’ils étaient jusqu’à preuve du contraire encore incapables de faire. On venait discuter, chanter, opiner, se disputer, et baiser – n’appelons pas ça faire l’amour. Lorsque je voulais mettre à nue une jeune engagée, j’allais jouer au gauchiste dans ces milieux. Ce n’était pas compliqué, il suffisait de lancer quelques slogans, de placer des « mots-clefs » et pourvu que je sois dans la doxa, personne ne me demandait de me justifier alors qu’au fond je ne déblatérais que du charabia, collage de ce que j’avais pu lire par-ci par-là dans la presse estudiantine et/ou universitaire. Si je croise Derrida et Deleuze, il faudra que je leur paye un verre pour le nombre de nuits philosophiques que j’ai pu passer à étudier la métaphysique d’un orgasme. J’inventais aussi des combats imaginaires à mon père, dans une Catalogne que j’empruntais à MalrauxOrwell ou mes propres fantasmes, je m’inventais des luttes en héritage, contre le fascisme, évidemment, même si ça veut tout et surtout rien dire, pour faire rêver des étudiantes pour qui aller à Marseille était déjà s’encanailler. C’est là que je compris combien la mort des autres pouvait être profitable aux vivants qui s’en font les chantres.

Il y a aussi eu ce mur construit entre la fac de droit et celle de sciences humaines, les premiers voulant éviter que les barbares des facultés peu sérieuses ne viennent les contaminer, bien que droit et économie se soient installées dans un très beau bâtiment sur lequel était encore marqué « faculté de lettres », preuve d’un vol pas si ancien que ça, qu’il eût été justice de réparer par quelques invasions festives et politiques. Chassés du Paradis perdu, d’un édifice au faste bourgeois, les idéologues gauchisants avaient été renvoyés dans une froideur utilitariste comme on sait tant en faire de nos jours ; j’étais de ce côté à faire mes premiers pas de jeune agrégé enseignant la philosophie a de jeunes impatients qui voulaient tout autre chose que de la réflexion et du doute : agir, bêtement, mais agir pour se sentir vivre.

J’avais aussi ma guitare, combien de verres lui dois-je à elle ? J’en jouais depuis tout petit, avec mon père, et lorsque j’ai vu l’avantage reproductif qu’il offrait arrivé à l’adolescence, surtout en jouant du rock’n roll, je n’ai jamais autant aimé la musique. Pourquoi me suis-je mis au violoncelle plus tard ? Etait-ce déjà un reflux misanthrope ? Une démarche plus mystique ?, l’envie de dialoguer avec Dieu directement et non par la bouche d’une femme attendrie et ouverte ?

Ah ces jeunes étudiants de Mai 68, cette vague de jeunesse, cette puérilité paradant fièrement dans les rues, les cris, les prétentions contrebalancées instantanément de mièvreries enrobées de littérature, le bruit des bouches et le silence des cerveaux. Ils n’ont rien fait, les brailleurs-branleurs, mais ô que c’était beau ! J’avais tout autour de moi des enfants qui jouaient avec des bombes nucléaires, des concepts qui les dépassaient et qu’ils invoquaient pour mieux les dompter, la Mort, le Sexe, le Sang, la Révolution, le Peuple (avec tous les verres que les intellectuels désœuvrés doivent au Peuple celui-ci peut encore être ivrogne pendant des générations !), l’Avenir, le Prolétariat, la Classe… A chaque coin de rue un nouveau rebelle original, original comme tant d’autres, dans chaque amphithéâtre dix révolutionnaires plus révolutionnaires les uns que les autres à faire de la surenchère pour savoir qui avait la plus grosse trempe de révolutionnaire ! Ils allaient reprendre le flambeau de la Commune, l’un était Voltaire, l’autre Rousseau, celui-ci partait à l’assaut de la réalité bourgeoise armé de trois chansons et d’arrogance, celle-là allait faire s’effondrer cette société déprimante en aidant ses frères et sœurs à ouvrir leurs chakras encrassés par la technologie consumériste, en les plaçant bien dans l’orbite de Vénus. Je regardais tous ces jeunes en me demandant si Robespierre était aussi un frustré qui avait mal tourné, Sade plus la guillotine.

Loin de tout ceci – et pas tant que cela, en fait – je suis dans une salle des professeurs, réunis avec certains de mes collègues dans la salle enfumée.

— Ça va être une année dure, mon cher Juan. Avec l’ENU nous avons les prémisses d’une guerre sans merci pour le contrôle des esprits. Ce qui s’est passé à l’école de droit de la « U » va aller en s’intensifiant. Il n’y a aucune raison que les jeunes de droite continuent de se laisser menacer, violenter, déranger, de voir les marxistes se conduire comme des chefs de bande mafieux sans opposer eux aussi, une violence légitime à la violence qu’ils subissent depuis des semaines…

— Eh oui, mon cher Jaime. Même ici à la Catholique j’ai dix Quichottes dans chaque promotion… Si je n’ai déjà plus foi dans la jeunesse, suis-je déjà un vieux con ?

Pendant que Juan est centré sur son mépris pour les quelques excès de la jeunesse, il parait qu’il y a 5 millions et demi de kilos de pain en moins (par rapport au dernier mois) dans le pays et que Thieme, le pilote perdu de Patrie et Liberté aurait en fait simulé un accident et serait toujours en Argentine… Le gouvernement a lancé des rumeurs d’invasion du pays. Y croient-ils vraiment ou n’est-ce qu’une tactique de diversion comme le pense la presse de droite, accusant le gouvernement d’avoir trop lu 1984 et d’en avoir trop bien retenu une des leçons : un ennemi extérieur pour justifier toutes les répressions et contrôles, c’est l’arme fatale.

Il règne aussi une certaine confusion au niveau du pouvoir populaire. Résumons la situation :

  1. Les communistes défendent les JAP contre le commerce privé, afin de socialiser la distribution dans le cadre du gouvernement ;
  2. Les socialistes et le MIR sont pour les cordons et les commandos communaux qui s’organiseraient de manière décentralisée, autonome ;
  3. La DC défend les Juntes de voisins et le commerce privé…

Pendant que notre ami narrateur vous parle du pays, moi je me suis rendu dans la classe où m’attendent des élèves, alléluia il en reste dans les salles de cours !, ils ne sont pas tous dans la rue ou à occuper des bâtiments, emmenés par des Camila en culottes courtes (lorsqu’elle en porte). Cependant une heure plus tard, je déchante : ils sont en classe mais la rue est dans leur tête, ils ne peuvent prendre du recul, oublier tout ce qui se passe dehors, se concentrer sur une réflexion apparemment loin de leurs préoccupations quotidiennes… et nous en sommes à parler engagement politique. Comment en sommes-nous arrivés là… Mais bon, voilà, nous y sommes :

— Et si demain la guerre civile commence, comme le veulent des personnes à l’extrême-gauche ou même dans certains franges du PS, si nous nous retrouvons dans des camps différents, vous et moi, mettons que nous sommes tous les deux armés et que nous devons nous tuer pour que triomphent nos idées – ce qui est absurde, mais mettons –, vous me tueriez ? — demandé-je à mon jeune provocateur.

— Si c’est une guerre, professeur, si, bien-sûr, je n’aurais pas d’autre choix — me dit-il franchement.

— Nous avons toujours le choix, mon cher élève. Mais, d’accord. Imaginons que nous sommes à une époque où le temps des paroles est déjà passé, et nous avons décidé qu’il était désormais impossible de vivre ensemble, avec nos deux idéologies en compétition pour cette même bande de terre, et qu’aucun camp n’accepte d’abandonner le territoire au profit de l’autre pour que puissent s’appliquer un des deux modèles sans problème.

— Mais les vôtres, d’idées, sont déjà appliquées, professeur !

— Ne vous préoccupez pas de mes idées, jeune homme, n’essayez pas de définir ce qu’elles sont, s’il vous plait. Je vous le demande une seconde fois, si vous me voyez les armes à la main, vous me tueriez ?

Il me regarde avec un air de défi, de fierté et de résolution, qui ne sait pour autant pas cacher son trouble. Cet étudiant m’aime bien, il est déjà en troisième année, et nous avons à plusieurs reprises conversé ensemble, en marge des cours. Je me souviens de la fois, la première et sans doute la dernière depuis longtemps, où il est venu me voir au début de l’année scolaire 1971, me parler de l’élection de Salvador Allende avec ferveur, et où je lui ai poliment fait comprendre que je ne comptais pas parler politique avec lui, que s’il avait une question sur le cours j’étais à sa disposition, mais que s’il voulait avoir un avis sur ce qui se passait en dehors de l’université il fallait qu’il le cherche là-bas…

— Oui, professeur, ce serait une guerre.

— Et toi, Carmen, qui fait l’amour avec lui, à ce que je sais…

La salle s’agite, personne ne s’attendait à ce que je sois aussi cru. Je sens qu’une moitié de la salle est choquée, et l’autre amusée par le nouveau tour que prend la discussion, guettant sans doute la capitulation d’un des plus vieux-jeu de leurs professeurs, à la mode des dernières années qui voudrait que je ne sois qu’un étudiant plus âgé qu’eux mais au fond aussi puéril…

— Ne soyez pas choquée. Vous ne voulez pas vous marier, et avoir des enfants ensemble, non ? (Non, c’est trop tôt pour savoir, concède-t-elle d’un geste timide de la tête). Alors ne me parlez pas d’amour ou d’autres grands concepts pour poètes juvéniles. Alors, vous, qui êtes ce que nous appellerons sa fiancée, et qui êtes supposée être celle qui l’aime le plus au monde après sa mère, comment vous parait la situation ?, doit-il me tuer ?

— Il vous l’a dit, monsieur, c’est une guerre et vous êtes armé.

— Me tuer ou ne pas me tuer ?

— Vous tuer, donc.

— Bien. Alors il te parait juste que je sois tué par balle.

Elle ne dit rien qui puisse présager qu’elle pense le contraire.

— Et si nous inversons la situation : je rencontre votre jeune guerrier. Je sais donc qu’il veut me tuer, je ne peux pas discuter avec lui, car le temps des négociations est passé. C’est désormais lui ou moi. J’ai mon fusil. Je le tue. Qu’est-ce que vous en pensez ? C’est triste, certes. Mais est-ce juste ou pas ?

— C’est une guerre… — me répond-elle.

— La question est : juste ou non ?

— … Oui, juste.

— Vous êtes d’accord qu’il ne serait pas une victime mais un mort dans une guerre, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur.

— Alors, rappelez-vous de ceci, et n’allez pas m’accuser si un jour quelqu’un du camp opposé de votre fiancé, le tue, si lui écoute ceux qui parlent de guerre à tout bout de champ. N’allez pas pleurer partout dans le monde, que je suis le pire homme du monde, un monstre, un fasciste ou tout que vous voulez. Moi, je ne veux tuer personne sur cette terre, jeunes hommes. Faites attention aux personnes qui parlent de choses graves avec une rhétorique irresponsable. Et maintenant, je veux parler de ce qui nous réunit aujourd’hui : le cours ! Et rien que le cours, et aujourd’hui un peu de Kant.

Ai-je à peine terminé de prononcer le nom du philosophe allemand du XVIIIème siècle qu’un poids se pose sur mes épaules : comment parler sérieusement de Kant et de sa Critique de la raison pratique en 1973, au Chili, au milieu de tous ces troubles, alors que je viens juste d’imaginer que mes élèves et moi serions armes en main d’ici quelque temps ?

Le cours se déroule. Malgré ces digressions intempestives.

J’attrape mon jeune élève avant qu’il ne sorte :

— Ecoutez, je voulais vous dire que jamais je ne vous tuerai. Si un jour les vôtres arrivent à devenir majoritaires, je quitterai le pays, le laissant dans leurs mains et j’en choisirais un autre en attendant l’effondrement du système dont vous rêvez.

— Je ne veux pas vous tuer non plus, professeur !

— Vous, non. Mais, regardez, il y en a d’autres qui veulent pratiquer l’humanisme à la mitrailleuse, comme celui d’Ernesto Guevara aux saveurs de pelotons d’exécutions ; faites attention de ne pas terminer par écouter leurs chants morbides…

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