§5. Comme un kidnappeur je l’arrache de sa rêverie alors qu’elle flânait dans l’allée de traverse du parc, où l’on peut goûter cette petite ondée de bien-être que les arbres chargés de chlorophylle abritent des cognements du Soleil pour n’en laisser égoutter que le seul distillat, douce lumière aux rayons bien philtrés, passage tamisé de fraîcheur ; les branches s’allument d’une brève incandescence de couleur, il a plu hier, une pluie d’automne, la chaleur est supportable aujourd’hui mais la lumière est ainsi abondante qu’il n’est pas fou de la fuir.
— Vous êtes belle, madame.
— Pardon ?
— Je vous trouve magnifique. Excusez-moi si je vous ai fait peur.
— Non, non, je vous en prie… merci.
— Comprenez… J’étais derrière vous, vous alliez disparaître à nouveau de ma vie l’ayant à peine croisée au détour d’une haie, je lisais et vous m’êtes apparue, un soir déjà vous étiez si inaccessible, j’étais sur un banc et un éclair passa, c’était vous… Devais-je subir de vous perdre à l’instant même de vous apercevoir ?, sans m’y opposer ? J’ai voulu forcer le cours des choses, m’interposer dans le déroulement des évènements, gripper cette invisible roue qui distribue les vies, chacune en son créneau, et les fait tourner en des révolutions identiques où elles se suivent sans se rattraper, au moins vous parler, faire advenir quelque chose, si vous deviez repartir que j’aie au moins eu le temps de vous arrêter pour bafouiller un éloge confus à votre grâce. Excusez-moi encore.
< Oui, mais tout ceci s’est passé avant-hier et non aujourd’hui ! Et puis > elle veut dire quelque chose mais ne peut sortir de sa torpeur qu’une vague syllabe, puis un sourire, cet homme, moi, n’a rien d’un danger, un sourire de plus de valeur que l’on ne puisse comptabiliser, scintillant, frêle frôlement d’élégance et de retenue. Ses longs cils baissés ombragent ses joues empourprées, et quand elle pose deux lueurs bleues vers moi, je ne peux faire autre chose que de désirer ardemment m’y effacer, m’y éteindre, goûter cette perforation délicieuse, il faudrait s’extirper de ce piège, l’assaillir à mon tour mais je demeure encore attaché à ma balourdise, ce n’est plus un cœur mais un dancing, une symphonie allegretto vivace.
— Je ne sais pas quoi dire, c’est tellement inattendu…
— Alors ne dites rien, ne prenez pas confiance, je n’en ai pas non plus, restez dans cet embarras où vous êtes si touchante, j’y suis avec vous sur un pied d’égalité. Moi non plus je ne savais pas ce que j’allais faire il y a deux minutes, mais voilà. Je me sens idiot, assez pour ne pas vous inviter à boire un verre, ni vous demander la permission de vous accompagner, je ne sais pas où vous allez, vous ne me connaissez pas, j’en sais un peu plus sur vous mais trop peu, votre voix, votre sourire, je croyais que vous ne feriez pas attention à moi, … peut-être nous recroiserons-nous un jour prochain. Qui sait ?
— Non, là tu m’ennuies juste avec ces histoires qui n’ont rien à voir avec Helena alors qu’elle me répond :
— Oui, un jour prochain. Qui sait. (?)
— En tout cas, je suis heureux de vous avoir rencontrée et confus de vous avoir dérangée.
— Au revoir.
— Je l’espère.
Quel imbécile ! J’ai oublié de lui dire plein de choses et sa silhouette diminuant au milieu de la verdure, sa robe (cachée sous un long manteau) un point bordeaux sur laquelle scène1 danse sa chevelure blonde de manière toujours plus lointaine, il n’est encore qu’à peine trop tard. Mais je renonce : un premier pas ne doit pas devenir une prise d’otage.
Je n’en reviens pas. Je me repasse le film dans mon cerveau, sous différents points de vue : je suis ridicule pour les passants, dragueur à la noix rigole l’un d’eux, peu m’importe, je la revois, son air successivement étonné, timidement flatté, embarrassé. J’évite pourtant de me mettre dans ses yeux, j’ai honte de moi, devant la glace à jouer la scène, suis-je beau, affreux, comment m’a-t-elle jugé ? Au moins je suis sûr qu’elle a l’intelligence du cœur, la bonté de ne pas faire souffrir, une autre aurait pu m’envoyer promener ailleurs, port altier mais flattée tout de même, gardant tout le plaisir pour elle et me rejetant toute la honte.
Regarder dans les rues
Les garçons qui regardent les filles
Qui se piquent de grands airs
Mais au fond d’elles en sont très ravies
Qui leur lancent un dédain en retour
Sans même qu’elles les remercient
Beautés ingrates, splendeurs usurpées
L’âge ne vous accorde qu’un sursis
Continuant l’échange verbal, j’aurais pu prendre de l’assurance, je suis certain qu’elle ne m’aurait pas rejeté, nullement intéressée peut-être, me trouvant fanfaron ou tout simplement ennuyeux mais sans un mot dur ni un geste déplacé : grandeur d’âme. Je sais que je veux cette femme comme jamais avant je n’ai pu le désirer. Que dire de plus, elle hante mes pensées, les reflets des miroirs, les rues et les lieux publics, pas un seul endroit où elle ne me suive, je l’emmène partout avec moi bien qu’absente et non consentante. Allez, allez, les meilleurs joueurs sont ceux qui sont au-dessus du jeu. Et n’ayant rien à perdre, que n’as-tu pas alors gagné déjà ? Il suffirait de ne pas douter encore, de laisser de côté l’enjeu, de barrer le navire avec dextérité et pourquoi ne pas gagner la victoire d’une vie ?