§3. Après avoir écouté un peu Radio Agricultura, en espérant que celle-ci ainsi que les sept autres radios d’opposition attaquées par le gouvernement et sommées de diffuser une heure de propagande étatique entre 21 et 22h, très prochainement, tiendront bon et refuseront de céder à cette injonction intolérable ; après avoir tenté en vain de joindre sa grande amie et confidente ; trop énervé pour jouer du violoncelle à la veille d’un rendez-vous avec Helena qu’il devine déjà galant ; et comme il avait besoin de voir du monde, de penser à autre chose, de ne pas laisser sa machine à écrire des futurs possibles tourner à vide, de s’oublier dans la foule : il fallait qu’il sorte, c’est fait, et Juan s’est rendu à la manifestation anti-Unité Populaire, à 11h, Plaza Nuñoa.

Du monde il en a vu, ainsi, des centaines de milliers venus crier leur refus du gouvernement Allende et sa politique marxiste, dans une atmosphère de tension permanente trois jours après ce qui devait être un moment d’union nationale et qui s’est transformé en un fragment supplémentaire de ce grand chaos belliqueux qu’est devenu le Chili. Il a longuement discuté avec un des 16 500 actionnaires de la Papelera, entreprise – dont l’Assemblée Générale s’est tenue il y a quelques jours – que le gouvernement veut toujours nationaliser, l’asphyxiant économiquement en lui fixant des prix de vente ridiculement bas qui lui font perdre ce mois-ci E° 400 000 000 par jour, et plus de E° 1 000 000 000 en deux ans ! : « il tient du miracle que le monopole du papier ne soit pas tombé dans les mains des rouges », s’est-il dit.

Heureusement les upistes ne sont pas venus défier leurs opposants, le MIR n’a pas débarqué pour cogner sur Patrie et Liberté. Le soleil se couche sur une journée normale d’affrontement légal entre les deux camps, sans heurts massifs et particuliers à noter. Juan s’est un peu oublié pendant quelques heures, il est maintenant habillé pour son rendez-vous, s’est mis une petite pointe de parfum et la pression monte pour lui. Il tremblerait presque un peu, Juan, ébranlé, apeuré, « sans possibilités de défaites, triompher n’a aucune saveur » se répète-t-il, sans doute pour la première fois, vraiment, en prenant conscience de ce que veut dire une défaite, lorsqu’on ne joue pas, lorsqu’on se mise tout entier dans une rencontre…

De son côté, Jean – après avoir appris et répété fièrement que l’entreprise dans laquelle il travaille allait bientôt être mise sous la tutelle d’un interventor, premier pas vers la nationalisation – avait à réaliser une opération avec un autre de ses camarades. On leur avait demandé de voler une voiture, mettant à profit les savoirs qu’ils avaient commencé à apprendre au Cajón de Maipo en mars, opération qu’ils ont réussi avec brio et qui leur vaut la reconnaissance des autres restés dans un local où tous s’étaient réunis. Il y a quelque chose de l’ordre du rite de passage dans ce vol en binôme et, pour Jean, c’est la fierté qui l’emporte sur le sentiment d’avoir enfreint la loi.

— Camarade, Eusebio ! — se prend à lancer Luís en riant. — Camarade Eusebio qui vient de la France pour qu’un peu de son pays nous éclaire !

— Présent ! — répond Jean, alors, comme il se doit et non peu fier.

— Maintenant !

— Et pour toujours !

Lorsqu’ils regardent la Datsun 1500 qui trône dans le garage et qui servira à une prochaine opération, avec le MIR paraît-il, les deux gredins sont remplis d’orgueil de leur larcin. Ils ont servi la révolution.

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