§6. Alors voilà, les mineurs d’El Teniente toujours en grève depuis deux mois presque jour pour jour, arrivent sur Santiago après une marche débutée chez eux, à Rancagua à moins de 100 km d’ici. Toute la droite les salue et les acclame comme des héros lorsque ces centaines de pèlerins pénètrent dans la ville. J’assiste à ce spectacle d’autant plus écœuré que j’ai vu l’autre jour dans quel désastre a terminé ce qui devait être la célébration nationale des vrais héros du Chili, les joueurs de Colo Colo. Avant que le dégout ne m’emporte totalement, je m’en vais à pied jusqu’à la maison de Natalia en lisant leTarea Urgente que mes amis des cordons industriels continuent de publier. J’ai dans les mains le n°5, sorti aujourd’hui même, acheté en passant.
Les tâches urgentes du moment :
- Détruire Patrie et Liberté
- Mettre les services de communication au service des travailleurs
- Impulser une nouvelle loi de réforme agraire
- Créer une centrale unique de commercialisation et d’approvisionnement : exproprier tous les monopoles et distributeurs aux mains des riches.
Voilà de quoi méditer pendant la marche.
Natalia m’ouvre la porte, et me laisse entrer. Elle cuisine et ce n’est qu’au-dessus de la casserole chaude que je peux lui faire un petit baiser tendre dans le cou.
— Installe-toi, j’en ai pour quelques minutes seulement.
Je me jette dans le canapé du salon, éreinté, et commence à lire l’éditorial du Tárea Urgente :
… le prolétariat devra créer de nouvelles organisations ou fortifier les existantes, (…) [changer le caractère de l’Etat] en lui substituant un Etat de dictature du Prolétariat, (…) abolissant par ce moyen la machinerie du pouvoir que possède la bourgeoisie : Parlement, Justice, Contraloría, etc. […] Il serait idiot que la classe ouvrière suive à tout prix le « légalisme ». […] Les partis révolutionnaires ne doivent pas se limiter à la consigne « NON à la guerre civile », le prolétariat n’est pas violent et n’aime pas la guerre. [Mais] dans tous les processus historiques, il est démontré que c’est la bourgeoisie qui impose la violence, et que le prolétariat n’a dû recourir à la guerre que [de manière] défensive, pour mettre en déroute la bourgeoisie et permettre le passage du capitalisme au socialisme.
J’ai envie de le refermer aussitôt, ayant encore le souvenir de la dernière lecture de journal dans ce même salon, et je ne veux pas me quereller avec Naty ce soir.
— Tu as vu ces salopards arriver ? — me demande-t-elle.
— Oui, et tous les autres connards qui leur faisaient une haie d’honneur, comme s’ils avaient réalisé quelque chose de grand. Qu’ont-ils fait à part cesser de travailler pour réclamer encore plus d’avantages qu’ils n’en ont déjà ?
J’entends un tel raffut dans la cuisine que je ne suis pas sûr que ma chérie m’ait entendu. Je reprends alors ma lecture, malgré tout, comme happé par elle :
Ne pas admettre la dictature du prolétariat comme l’unique transition possible du capitalisme au socialisme, c’est pratiquement ne pas admettre la révolution prolétaire en général. Toutes les autres conceptions qui s’efforcent de démontrer la possibilité et la nécessité d’une voie différente, non-violente, ou donc non révolutionnaire, pour passer du capitalisme au socialisme, nient le rôle historique du prolétariat comme avant-garde de la société, le reléguant à une relation subordonnée par rapport aux autres classes. Aucun régime social ni aucune classe [dominante] de ce régime n’a cédé volontairement son poste à une nouvelle classe ascendante ni n’a abandonné la scène de l’Histoire sans une lutte acharnée. […] Nous assistons [au déploiement] d’une lutte violente qu’ont déclenché les fascistes ; à cette lutte violente nous ne pouvons opposer des formules pacifistes pour retenir cette violence. […]
Natalia arrive avec deux assiettes et des couverts, qu’elle pose sur la table.
— Qu’ils fanfaronnent donc. Je vais peut-être te choquer encore mais temps que ces gens ont toutes leurs dents pour sourire, je ne serais pas calmée.
— Tu ne me choques pas tant que ça. Je t’avoue que j’étais plein de haine en les voyant, et j’ai préféré rentrer de suite après être passé par Vicuña Mackenna.
— Jean, — que Natalia sait désormais prononcer comme une Française — tu peux surveiller la cuisson des humitas ? Je dois aller rendre un peu de pain aux voisins.
Je lève ma carcasse affalée et vient donc me poster devant le four que la belle a déjà déserté avant d’avoir reçu ma réponse forcément positive. Comme je n’ai besoin que d’un œil pour m’acquitter de ma tâche je peux me permettre de retourner à celles qui concernent tous les patriotes :
La guerre n’est pas (…) un péché, comme le proclament les opportunistes, sinon un pas inévitable du capitalisme au socialisme, aussi légitime que la paix. La guerre en ces jours est une guerre populaire, donc juste. La guerre civile n’est rien de plus que la manifestation militaire de la lutte de classe qui se fait pour résoudre les contradictions antagonistes. Personne ne peut l’éviter, elle se produit quand les contradictions s’aiguisent au maximum, quand la bourgeoisie ne peut plus gouverner comme avant, ni les classes travailleuses ne veulent continuer à vivre comme avant. […] Nous devons être fidèles à l’enseignement de Lénine qui dit : « une classe opprimée qui n’aspire pas à apprendre le maniement des armes, à avoir des armes, cette classe mériterait seulement qu’on la traite comme des esclaves.
Natalia revient, justement le temps d’un coup de fusil.1
— Allez, ça doit être prêt, là. Mangeons, j’ai à faire encore, cette nuit : si les momios croient que la ville est à eux, ils vont faire dans leurs couches dorées demain. Et ça ne s’improvise pas.
— Alors demain il y aura des représailles ? — lui demandé-je en lui donnant de quoi se nourrir avant la bagarre.
— Demain il y aura la justice de la rue. La seule peut-être qui vaille encore dans ce pays gangréné par la corruption idéologique des riches en faveur de leurs amis de classe.