§9. Helena est à mon bras dans la rue Antonia Lopez de Bello qui mène jusqu’à chez moi. C’est la première fois qu’elle vient dans ma petite maison. C’est d’ailleurs la première femme – hormis Séléné – voire la première autre personne que moi qui entre ici depuis que j’y habite (je ne compte évidemment ni les déménageurs ni l’intrus), et je suis heureux de l’installer dans mon univers. Je vais donc aussi dorénavant me permettre de rogner sur mon temps de parole dans ce roman pour la laisser s’exprimer en son nom ; la force de l’amour que je ressens pour elle est telle que je ne vois plus de frontières très nettes entre elle et moi, et la lire ou écrire moi-même, au fond, quelle différence pour moi ?, est-elle encore1 Autre par rapport à moi ou une extension de mon propre être ?

Je tourne la clef dans la serrure, clef que je ne maitrise pas encore depuis que je l’ai faite changer pour une plus complexe que celle que l’enfant que vous pourriez improprement appeler mon fils, avait réussi à ouvrir, le cœur, le mien, le sien aussi peut-être, nos cœurs en chœur, battent. Nous entrons. Je suis ému de voir Helena poser ses regards sur mon intérieur, presque autant que la première fois qu’elle a posé ses mains sur mon corps.

Séléné a fait mine de vouloir rentrer avec nous et puis après s’être frottée à moi, enroulant sa queue autour de ma jambe, s’est éloignée de nouveau, visiblement troublée par la présence féminine qui m’accompagne. J’espère qu’elles s’entendront, même si à cet instant elles se regardent à distance comme on croise le fer.

— Veux-tu un verre de vin ?

— Volontiers.

Et pendant que je m’affaire dans la cuisine pour la satisfaire, je ne la perds pas complètement du regard, sa veste encore sur les épaules, qui étudie ma bibliothèque omniprésente tout le long des murs.

— Tu as beaucoup de livres dis-donc…

— C’est mon métier. Comme il y a des chevalets et des partitions dans ta maison-atelier.

Je reviens avec deux verres remplis et lui en tends un, nous trinquons, elle continue d’explorer mes livres, ce qui me fait plaisir, comme une douce caresse qu’elle poserait sur moi, puisque mes livres sont aussi un peu moi. Elle sort le Das absolute Wissen de Hegel, qu’elle tient avec une sorte de moue désapprobatrice.

— Qu’y a-t-il ?

— Le Savoir Absolu. Vaste programme… Beaucoup de philosophie, évidemment, sur ces murs. Tu vas me trouver sceptique, mais après avoir lu pendant longtemps ce genre de littérature, j’en suis venue à la conclusion qu’en cherchant bien, on s’aperçoit que le fruit de la jouissance est toujours au bout de nos lèvres, alors que les bienfaits de la science sont des plus lointains et, seraient-ils contrôlés, agencés, presque parfaits, il n’est même pas sûr qu’ils nous rendent heureux. Alors l’ami Georg Wilhelm Friedrich a trouvé le Savoir Absolu ?

Je souris, n’ayant nullement envie de lancer un débat philosophique maintenant, avec elle, à cet endroit.

— Presque. Marx a un peu corrigé le système et désormais les arrières-petits fils de Hegel le perfectionnent encore ici pour créer ce Paradis terrestre que nous savourons tous les jours… — fais-je en badinant, sans y penser — Où disais-tu que se trouvait le « fruit de la jouissance » ? Il me vient l’envie d’en croquer un petit bout.

Note

  1. Oui : déjà ! Vous savez, je n’ai plus vingt ans, j’ai aimé de nombreuses fois, je sais bien qui je cherche dans la vie et je n’ai pas de mal à jauger cet amour que je ressens, celui-ci est d’une nature différente, si fort, si joyeux, c’est si agréable ! [Note de Juan]

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