§10. Local du PC de San Joaquín. J’attends qu’Agustín revienne dans son bureau, qui s’est excusépour aller donner une consigne à un camarade. Il y avait longtemps que je ne l’avais pas vu, nous étant perdus de vue peu à peu, de divergences de vues en divergences de choix. Et quand Claudio m’a informé qu’il voulait discuter avec moi, je n’en ai été que plus surpris. Mais heureux de le revoir. Il doit savoir que je ne suis pas actif du tout au Parti. Et que depuis ma réinstallation dans le quartier, je retourne voir les compagnons du cordon Vicuña Mackenna, prêt à leur refiler un coup de mains très prochainement, dès qu’ils auront besoin de moi. Traine sur son bureau un exemplaire de Princípios 1 ; Les Etapes de la transition du capitalisme au socialisme du directeur de l’Institut d’Investigation Marxiste publié en 1972 par Quimantú; quelques Siglo et Mercurio récents. Rien qui ne trahisse une quelconque déviation d’aucun côté, aucune préférence visible dans son bureau ni pour l’URSS ou d’autres modèles socialistes, ni pour Lénine, Staline, Khrouchtchev ou Brejnev. C’est un parfait caméléon qui a appris à ne pas avoir d’avis qui ferait dépasser son visage hors des limites de la tranchée de l’efficacité.
Que me veut-il exactement ? Me revoir parmi ses troupes ? Il rêve. Me faire à nouveau une mise en demeure de ne pas les fréquenter ? Il perd son temps. Prendre des nouvelles de moi ? Je rêve.
— Oui, simplement prendre des nouvelles de toi — m’assure-t-il quelque temps après que je me suis assis dans son bureau.
— Je suis heureux que tu sois de retour dans la commune.
— Tu l’as appris ?
— Tu sais, j’ai l’air froid comme ça, sans doute parce que nous traversons des heures graves, mais je me soucie des camarades. Et en l’occurrence Claudio me donnait de tes nouvelles de temps en temps. Comment se passe ta nouvelle cohabitation ?
— Très bien. Je ne vois pas beaucoup les autres locataires de l’appartement, mais le peu de fois où nous nous sommes croisés nous nous sommes bien entendus. Nous pouvons mettre certaines ressources en commun. Je pense qu’on va commencer à mieux planifier les files d’attente pour rationaliser notre approvisionnement en nourriture.
— Oui, c’est bien. C’est comme cela qu’il faut faire : avec solidarité et ingéniosité. Les temps ne sont pas faciles, n’est-ce pas ?
— Non pas faciles avec tous ces gens qui veulent empêcher l’avènement du socialisme.
— Oui. Surtout lorsque notre camp est aussi divisé.
— En effet.
Il attendait sûrement que je développe. Je n’en ferai rien : le piège est trop gros. Mon ex-colocataire qui n’a plus la chance de discuter avec moi au quotidien veut donc savoir ce que je pense des divisions internes au camp progressiste. Pourquoi ? Qu’a-t-il derrière la tête ?