§3. Je suis devant un imbécile revanchard et entêté qui transpire l’incompétence, marinant depuis si longtemps sans doute dans la rancune d’être lui-même qu’il a probablement décidé qu’il testerait son petit pouvoir sur un momio, aujourd’hui. Manque de chance pour moi je suis cet homme-là. J’ai pourtant besoin de retirer cet argent transféré de France, et, normalement, l’opération est routinière.
— Mais je vous ai donné tout ce que votre formulaire demandait ! J’ai déjà réalisé cette opération à ce même endroit et ça s’est toujours bien passé ! Je ne viens pas d’attendre une heure et demi pour entendre ces balivernes !
— Non, non, ce n’est pas si simple.
— Si, si c’est très simple : il y a deux cases à cocher et un tampon à mettre. J’ai déjà vu faire, si vous voulez je vous montre.
Il me regarde d’un regard torve, vexé. Quel idiot je fais, pourquoi le froisser alors que je suis dépendant du bon vouloir de ce petit bonhomme… Voici mon type campé derrière ses grosses lunettes à double foyer mais esprit très simple, et qui, se trouvant du bon côté du guichet, a décidé, parce que j’ai eu le malheur de ne pas comprendre son statut avantagé dans cette relation, de ne pas lui donner des gages de ma dépendance avec un air de componction suffisamment marqué pour qu’il s’adoucisse, qu’il allait désormais me le faire payer. Sans doute encore un de ces fainéants incapables, choisis non pas sur des critères de compétences, comme cela devrait être, mais sans doute parce que quelqu’un, dans un des rouages de cette grande machinerie visqueuse qu’est l’Etat, a eu pitié de cet inemployable ; ou qu’il a la carte de je ne sais laquelle des coteries au pouvoir. Et en l’occurrence, je suis fait comme un rat entre ses mains, je n’ai pas d’autre choix (pour peu qu’un choix a option unique puisse encore s’appeler un choix) que de passer par lui pour finaliser cette transaction.
Perdu pour perdu, je décide d’un baroud d’honneur et, faisant le deuil provisoire de ce que j’étais venu chercher, je vais viser le match nul : je repars bredouille et, lui, fait une dépression.
— C’est parce que ton métier est intellectuellement nul que tu as décidé de te venger sur moi ?
— Pardon ?
— Je te demande, compère ciron – parce qu’il devient ostensible que tu vas inventer tous les prétextes fallacieux pour ne pas accomplir la tâche que payent pourtant par avance mes impôts, et que dès lors aucune objurgation est inutile –, je te demande si ta rancune est inversement proportionnelle à la nullité à laquelle tu participes (et que tu ressens au fond de toi dans quelques rares mais saillants éclairs de lucidité), si, donc, c’est par incompétence ou par pur ressentiment que tu vas échouer…
J’aime bien, même si c’est un peu enfantin, user d’un registre de langue châtié pour bien montrer au limité que bien que d’apparence nous parlons la même langue, il n’en est rien. Mais du coup ça donne en réponse un
— Quoi ?
qui montre que si l’objectif était de l’humilier, la manœuvre est un échec, vu qu’il aurait au moins fallu que cela entre dans son ciboulot.
— Moi demander à toi, si toi être juste abruti ou si toi va m’embêter pour te donner l’impression que tu es important dans la société. Tu connais l’histoire où le trou du cul refuse de s’ouvrir pour montrer au cerveau qu’il est aussi important que lui…
— Je vous demande de rester poli !
Bah oui parce que l’abruti le plus profond exige toujours de vous que vous le respectiez comme s’il n’en était pas un, c’est un classique du genre, quand ce ne sont pas les sottes qui essayent, sans comprendre ce qu’il y a de honteux pour elles, de vous soutirer des éloges qu’elles ne méritent pas, puis se vexent lorsque vous ne reprenez pas en écho ceux qu’elles viennent de vous suggérer de leur dire, et tout ce beau monde de vous trouver arrogant lorsque vous ne sacrifiez pas un peu de votre probité sur l’autel de leur bêtise.
Probablement conscient de ses limites en matière de rhétorique, il appelle un de ses collègues à la rescousse ; peut-être au fond est-ce la solution. Celui-ci arrive, je reconnais bien ce type, c’est lui qui m’avait donné un papier la dernière fois, puis l’argent, lors d’une demande exactement similaire à celle-ci. Il semble hésiter, mais, croisant le regard de son collègue, il lui donne raison du bout des lèvres et s’en va rapidement sans rien ne dire ni même oser rencontrer ma colère froide devant sa lâche solidarité.
— Vous voyez ? Il vous manque un formulaire. Nous ne l’avons pas ici, le bureau qui s’en occupe est fermé, il faudra repasser demain, au mieux. Donc, je vous demande de rester poli et de me respecter.
— Et moi je vous demande de me remettre cet argent, dont j’ai besoin, et dont c’est votre travail que de me le fournir, sachant que vous avez tous les éléments en main, et que le seul qui vous manque est celui qui devrait se trouver sous ton crâne dégarni d’abruti aigri.
— Mais je ne vous permets pas ! — s’emporte-t-il. Marqué-je un point ?
— Vous êtes un menteur alors je vais me gêner, tiens, Ducon !
— Vous n’avez pas honte, d’insulter ce monsieur — intervient une femme dans la file d’attente, derrière moi, assez jeune et très belle.
— Je suis désolé pour le dérangement, mais… — et j’explique ma bonne foi dans le détail, en démontrant le caractère captieux du regimbement de ce bougre d’âne qui a décidé de me nuire.
— Ce n’est pas une raison pour insulter un travailleur — me dit un jeune matamore, qui s’est rapproché de nous et semble avoir très envie de faire équipe avec ma première assaillante.
En plus, donc, ils se mettent en bande et me cernent : j’ai le débile de mauvaise foi derrière moi, qui doit jubiler, et le couple de jeunes justiciers devant…
— Et quand son impéritie, secondée par une volonté évidente d’être malfaisant, me nuit directement, je n’ai pas le droit au moins de lui dire ce que je pense ?
— Vous êtes un être répugnant ! — me dit la femme.
— Et en quoi ça vous concerne ? Je suis encore désolé pour le temps perdu, mais je vous assure qu’il suffit à cet imb… il lui suffit de tamponner ce maudit bout de papier pour que tout soit bon. Occupez-vous de ce qui vous concerne et ne jugez pas sans savoir.
— Vous lui parlez autrement, Monsieur ! — m’ordonne le petit coq en montrant ses petites quenottes qu’il croit crocs. (Oui, c’est un animal bizarre que celui-ci.)
— Hey playboy, fais le malin si tu as besoin de ça pour te montrer sous ton meilleur jour auprès de Mademoiselle – elle est très belle je te comprends et ne demande sans doute qu’à être impressionnée – mais je n’ai aucune envie de jouer à qui a la plus grosse avec toi ! Invite-la à boire un café et allez faire connaissance.
Je fais volte-face donc, ce combat étant inéquitable et inutile puisque ce ne sont pas eux mes adversaires, pour retourner à mon mouton :
— Vous vous rendez-compte que votre métier est de me rendre ce service, et que si je n’ai pas cette somme je vais devoir payer des agios à ma banque, alors que je suis dans mon bon droit ?! Et que votre grossière falsification des choses va me compliquer la vie ?
— Je vous ai dit qu’il faudrait repasser.
Le groupe bisque derrière moi, j’entends qu’on m’invective dans mon dos. L’employé ne peut plus se dédire de toute façon, maintenant, s’il lui reste une souche d’orgueil, alors à quoi bon tenter de faire le siège de son guichet : je suis debout en territoire hostile, il est assis, ses collègues peuvent lui apporter thé et gâteaux, c’est peine perdue. De plus, le jeune chevalier servant, qui semble assez sûr du diamètre (oui parce que la taille ne compte pas, tout le monde sait ça) de son organe génital, ou qui n’a pas d’argent pour aller au café, ou parce qu’il n’y a plus de café dans le coin tout simplement, m’empoigne le bras pour me demander de partir. Je me bats avec lui ou je bats en retraite sous les fourches caudines ?
J’aurais dû m’aplatir… Reste encore à sortir au milieu de leurs regards, et ne pas les laisser me toucher.