§4. Je suis à une soirée organisée par un ami commun et où se trouvent de nombreux militaires que je fréquentais lorsque j’étais plus assidu à prendre mon voilier. La soirée, du fait des nombreux uniformes est assez agréable car plus civilisée. En effet, on ne se bat pas pour avoir accès aux tables où se trouvent les petits fours, le jeu des courtisans qui essayent de vous pousser tout doucement mais de tout leur corps hors d’un cercle où ils voudraient avoir le moins de concurrents possibles, le bal lentissime des hypocrisies et des ambitions, n’a pas lieu d’être. Les militaires connaissent leur rang, la manière dont ils peuvent monter dans la hiérarchie, le rythme des ascensions, et doivent surtout faire leurs preuves sur le terrain, contrairement au monde politique où les cartons d’invitation au festin du pouvoir se donnent au bon vouloir des princes et des bouffons qui conseillent les premiers. Dans la bouillie politicienne surnage qui a appris à baver sur les autres, à grimacer, à titiller les vanités, à vendre des idées qui ne lui appartiennent pas en réalisant une plus-value sur son méfait, qui sait donner les coups bas, parfois si bas qu’ils se donnent sous un bureau, dans un lit, parce que dans l’armée au moins les femmes n’ont pas accès, qui font entrer le ver de leurs largesses sexuellesdans le fruit… bref, toute cette cohorte de mouches qui pullulent dans les partis n’a pas été invitée. Il en reste un peu, petits bouts de viande que l’on n’arrive pas à nettoyer autour de l’os, mais juste assez pour en rire. Et puis on ne parle pas politique. Sauf en aparté.
— Si le monde politique, l’Unité Populaire et la Démocratie Chrétienne, ne se reprennent pas rapidement en main, nous allons droit vers la guerre civile ou un coup d’Etat militaire — me dit Lucas, un capitaine que j’apprécie beaucoup et avec qui il m’arrivait souvent, durant l’été 71-72, de jouer au tennis, avant qu’il ne soit muté à Talca.
— C’est étonnant, tu en parles comme si tu n’étais pas militaire toi-même.
— Ça gronde dans les rangs. Les hommes sont patriotes et voient bien que le pays va mal. Alors, oui, nous savons que ça discute beaucoup. Moi-même je ne sais pas trop où me situer. Le général Prats tenait bon et restait ferme, mais il ne pourra faire face à un ralliement massif des Généraux ou de la jeune génération d’officiers.
— Pourquoi en parles-tu au passé ? — m’étonné-je.
— Tu n’étais pas dans le pays aujourd’hui ?
— Si, pourquoi ?
— Parce que tout le monde ne parle que de ça : le général Prats a proposé sa démission au Président de la République.
Il me raconte alors comment une altercation en voiture a dégénéré près de la rivière Mapocho, et comment le chef des Armées s’est déconsidéré en pointant son arme sur une femme.
— Je ne sais pas qui a organisé ça, mais c’est du grand art : il a sans doute eu la peau du général Prats ! Note que ça ne me réjouit nullement, je ne sais pas si Pinochet aurait l’envergure d’un bon chef en ces temps troublés.
— Il est sûrement trop poète, ce n’est pas à coup de livres qu’il arrêtera les golpistes— lui fais-je avec un sourire narquois. — Note que j’aime bien cet homme, je le connais un peu et il me paraît juste et sincèrement préoccupé par le sort du pays et de votre institution, mais c’est vrai qu’il n’a peut-être pas le charisme nécessaire pour imposer une main de fer incontestée sur les …aventuriers.
— Tu en connais personnellement ?
— Je suis comme tout le monde, mon cher Lucas, j’en ai entendu parler mais je n’en connais pas personnellement…
— Oui, tu as raison, mieux vaut ne pas trop parler. Je suis sans doute trop libre de ne pas avoir choisi de ligne claire dans ce débat interne. Quelle poisse ! Lorsque je me suis engagé je pensais que les ennemis seraient les Péruviens ou les Argentins, ou les Boliviens s’agitant pour avoir leur accès à l’Océan, jamais que je devrais choisir à mettre fin à la démocratie de mon pays ou tirer sur mes frères d’armes. Je vais te dire un truc : les politiciens seraient à foutre dans une empanada direction l’Enfer et que ces connards brulent tous ensemble. C’est eux qui nous supplient de prendre la direction du pays en main, que ce soit Allende à nos pieds pour qu’on fasse le sale boulot de maintenir l’ordre là où il n’est pas capable de garder ses troupes tranquilles, ou à gérer dans les ministères ce que ses théoriciens ne savent plus contrôler, que ce soit le PDC qui nous fait des clins d’œil pour qu’on renverse le gouvernement qu’ils n’ont pas su destituer en mars, que ce soit le PN qui nous insulte en nous traitant régulièrement de poules mouillées après nous avoir passé la pommade de la flatterie… Pourquoi ris-tu ?
— Parce qu’à te voir t’énerver, à voir tes doutes, je comprends pourquoi nous serions amis si tu étais plus souvent à Santiago ! — lui affirmé-je en lui tenant l’épaule, comme si un contact de nos corps devait souligner cette proximité de vues et de caractères qui nous unit. — Tu as tout à fait raison : tout le monde vous met le pouvoir entre les mains et si vous vous avisez de le prendre, ils crieront comme cochon qu’on égorge, au vol de leurs prébendes et privilèges, au crash de leurs illusions alors qu’ils pilotent leur révolution comme un avion qu’ils auraient appris – avec un peu de chance – à faire décoller mais qu’ils ne savent pas faire faire voler et encore moins atterrir … Alors Prats est fini ?
— Sa position va être difficile à tenir, en tout cas. Je ne vois pas ce qui peut le sauver. Même si le monde politique le repêche, notamment Allende pour la bonne, trop bonne du goût de certains, entente que les deux hommes font montre, ses opposants au sein de l’Armée l’ont vu un genou à terre, cela va leur donner des idées sans doute de plus en plus précises… trop précises pour qu’ils reculent.
— Messieurs, puis-je vous interrompre et me joindre à vous ?
— Oui, …à qui avons-nous l’honneur ?
— A l’Imprévu.