§6. Intrigué par l’heure tardive, Juan a pris cet appel à 3h du matin. Il a donné son adresse à Jean, qui avait fui le quartier Yungay pour ne plus être près de là où tout s’est passé, et est même allé le chercher sur Pio Nono au niveau du pont qui traverse la rivière Mapocho. Comme il n’a pas eu le temps de raccompagner Helena chez elle, vers Vitacura, elle sera témoin de la tristesse d’un ami français sans comprendre un seul mot de ce qu’ils se diront, son amour et cet inconnu.
Jean se love dans les bras de Juan et lui raconte la scène, la revivant pour mieux l’exorciser. Là au milieu de la rue où seuls quelques ivrognes et des chiens errants déambulent encore. Il paraît que verbaliser aide à extérioriser les sentiments, et qu’une fois rejetés hors de soi, jetés sur du papier par exemple, on peut s’en débarrasser. En les brûlant, par exemple.
— Viens, nous ne pouvons pas rester dans le froid.
Jean aperçoit une femme, belle blonde aux traits fins qui semble légèrement plus grande que Juan, pas coiffée, habillée sans doute rapidement, comme Juan, qui a enfilé un pantalon totalement dépareillé avec sa chemise. On dirait un fantôme hantant une bibliothèque car il n’y a pas de murs chez Juan, que des livres, qui sentent leur jaunissement. Jean salue la femme en français, aucun mot en espagnol ne lui venant à l’esprit. Il s’affale sur le canapé écrasant Belle du Seigneur. Un smoking empestant la fumée a été jeté à terre dans un coin. La robe de la femme, …
— Je te présente Helena.
— Enchantée.
— Jean — rajoute Juan à l’attention de la première nommée, simple formalité puisque la première sait très bien qui son homme était allé chercher dans la rue si tard.
Hochement de tête du Français qui a valeur de tous les mots qui s’envolent dans son esprit troublé.
…Helena, donc, est blanche. Cela la rend très pâle. Trop sans doute, leurs deux blancheurs venant à se renforcer l’une et l’autre, à se confondre étrangement.
Jean note un violon sur la table allongé sur quelques partitions éparses, et deux archets posés comme s’ils devaient discuter entre eux, et puis ferme les yeux, d’où coulent encore des larmes. Et un sanglot que Juan tient fermement dans ses bras.
— Je te dérange, Juan.
— Le malheur dérange toujours, c’est pour ça qu’on va le combattre rapidement, et nous ne serons pas assez de deux. Personnellement, je t’avouerais que je ne trouve pas ce qui t’arrive si imprévu que ça…
Helena est venue discrètement apporter un verre d’eau et un mouchoir, un grand mouchoir de tissu qu’elle a extrait de l’armoire qu’elle connaît bien pour y avoir occupé la moitié avec ses propres affaires, après sa propre répudiation. Il est bien tard, il est bien triste, il est bientôt pourtant l’heure d’un rendez-vous encore invisible qui existe pour le moment, à l’heure qu’il est, seulement dans le sommeil agité et anxieux d’une poignée de soldats. Il semblerait que l’imprévu ait parfois un double fond.