§7. C’est l’Histoire qui entre par effraction, au moment le moins opportun, dans nos vies. J’ai encore mal à la tête d’hier soir, les larmes ont séché mais le mal s’est réfugié dans mon corps. Il me rompt les articulations. J’ai peut-être trop bu de rouge pour m’aider à dormir, comme si j’avais pu dormir en un moment si triste… Bouche pâteuse. Je suppose que je dois avoir une haleine détestable. Comme mon humeur aujourd’hui. Gueule de bois, cernes creusés au rabot, réveil trop matinal qui plante des clous dans mon crâne. Une douche aurait été du luxe et pas du luxe en même temps. Une journée à travailler en silence, à parler juste pour ne pas s’endormir, parler pour ne pas penser que je n’ai pas de casse-croute aujourd’hui et…
— Le Coup d’Etat ! Le Coup d’Etat !
L’ouvrier court dans tous les coins de l’entreprise annoncer la mauvaise nouvelle.
— C’est vrai ?
— Oui, po ! Les militaires attaquent la Moneda ! Bougez-vous, il faut se défendre !
Nous décidons de nous rendre au local d’Elecmetal où ont lieu d’habitude les réunions du cordon Vicuña Mackenna. De plus, les camarades y sont plus nombreux et ont peut-être de quoi se défendre, ici à Geka nous n’avons rien.
Après quelques minutes de questionnements divers, nous sommes une petite dizaine à sortir en file indienne pour nous jeter dans les rues. D’un calme étonnant. Désertes. Ce qui nous permet d’arriver rapidement à notre lieu de rendez-vous improvisé quoique logique.
Les camarades nous accueillent avec une anxiété apparente mais heureux de nous voir nous joindre à eux.
— Vous avez des armes ?
C’est moi qui ai demandé. Je serai prêt à en prendre une, aujourd’hui. Sans doute pas assez préparé à son utilisation, mais je n’ai rien à perdre. La rupture avec Natalia m’a brisé. Mourir aujourd’hui serait lui montrer, se serait un beau jour pour mourir, ce ne serait pas grave de mourir, je n’ai rien à perdre.
— Des couteaux, des matraques, quelques pistolets — nous répondent-ils comme en s’excusant.
— Rien, donc. Merde. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Il faut rester occuper les locaux. C’est ce qu’a demandé de faire le Président à la radio, c’est ce qu’on va faire.
Tout le monde acquiesce. Nous nous organisons.
Nous avons formé des barricades dans toutes les rues, en récupérant ce qui trainait encore d’autres passées, pour freiner la course d’éventuels chars et immobiliser les voitures. Nous attendons. Le fascisme ne passera pas. A côté de moi un camarade, visiblement anxieux, est en train de fredonner la chanson du syndicat gringo contre le système : “no nos moverán”.
— Quitte à en crever, moi je ne bouge pas, tu entends, Français ? …Le fascisme ne passera pas.
Je revois l’avion, je me ressens encore perdu au-dessus de l’Océan Atlantique à me demander ce qui va m’attendre à mon arrivée de nouveau sur le sol. Impossible de dormir sur mon siège, toute ma vie en l’air. Les Français arrogants de l’aéroport. Natalia qui m’ouvre, avec ma valise et ma peur qui me noud le ventre. Les camarades à Valparaíso que je n’ai jamais revus, avec qui j’ai échangé un repas, partagé une chanson, chanté un regard, et chacun est reparti à son existence, dilué dans la grande masse de la vie. Les collègues qui m’ont accueilli au travail, que sont-ils devenus ? Les fanfares dans les manifestations et cette chaleur de se voir si nombreux dans la rue. Tourner la tête et ne voir que des êtres humains mus par leurs espoirs, un horizon d’homme. Ne pas savoir où donner de la tête et partout des camarades qui se tiennent la voix et unissent leurs mains. Les drapeaux vendus par des jeunes pobladores et qu’on agite aux couleurs du Chili, de notre parti, de nos rêves. J’ai fait partie de cette marée humaine, de cet élan. J’ai été tenir mes longues soirées de garde dans l’été chilien, lorsque les patrons voulaient nous asphyxier et que le soleil s’acharnait à nous faire courber l’échine. Etudiants, personnes âgées, travailleurs, mères de famille, tous avons coopéré pour répondre à notre devoir comme un peuple décidé et fier, nous nous sommes pris en main, nous avons soutenu Allende, nous l’avons poussé. J’ai vécu dans la poussière, les décombres, le bruit, j’ai logé dans un taudis malsain à une heure et demi de mon travail lorsque je trouvais un trop rare bus, et plus, bien plus, sinon. J’ai des chaussures trouées et je sens fort car nous avons peu de savon, même s’il m’arrive désormais d’en avoir plus, maintenant que je suis à Geka et que ce ne sont plus les patrons qui font la loi. « Comment vas-tu, mon fils ? Comment te sens-tu ? » me demandait ma maman dans sa dernière lettre. « Je vais bien, Maman », aurais-je dû lui répondre avant, avant peut-être qu’il soit trop tard et qu’elle se fasse une mauvaise idée sur ce que j’ai vécu ici. « Je me sens humain »… je me sens propre, je sens l’avenir et la construction. Je n’ai pas peur. Si je devais mourir aujourd’hui, je serais fier d’avoir été Chilien dans mon âme, jusqu’au plus profond du sang qui coulera peut-être ici pour la première fois, et mon cœur qui battra pour sa dernière, sa plus belle fois. Je lui rajouterais « ô maman ne pleure pas », que je regrette que Françoise, et eux, mes parents, n’aient pas vu cette ferveur, cette joie, tous ces débats enflammés même s’il arrive aux uns et aux autres de dire des bêtises, de s’emporter, de fomenter le pessimisme. Ce sont les visages hauts, les enfants qui ont une scolarité et des mères qui peuvent les loger dignement dans des poblaciones nouvelles, qu’il faut voir. Les travailleurs qui espèrent pouvoir décider de la vie de leur entreprise et non plus être les simples exécutants sans cervelles d’ordres qui n’en ont pas toujours, qu’il faut écouter. Oui, chère famille, je suis heureux d’être venu au Chili, d’avoir quitté le confort parisien et sa paix pour vivre tout ceci. J’aurais voulu vous présenter Natalia, mais… j’aurais au moins pu approcher de près la force des femmes d’ici, leur courage, leur détermination, cette volonté qui résonnera, indestructible, pendant les siècles à venir comme la lumière d’astres morts depuis longtemps mais qui n’ont pas fini de briller pour celui qui lève la tête afin de regarder tout ce qui peut nous illuminer. S’il faut mourir ici, ce sera un beau lieu. S’il faut mourir aujourd’hui, ce sera un beau jour. S’il faut mourir, ce sera un honneur, camarades !
Nous n’avons pas de radio à pile partout, alors régulièrement un camarade passe près des planques et nous informe :
— Les tanks sont toujours autour de la Moneda. Régiment blindé n°2 de Souper. Ils ont tiré. Mais la garde présidentielle dans le Palais est avec nous.
Et repart colporter les nouvelles ailleurs selon un tour improvisé.
Un peu plus tard :
— Allende avait raison à la radio : l’Armée est des nôtres ! Il est sain et sauf à Tomás Moro. Prats arrive vers la Moneda avec l’Ecole des sous-officiers, Pickering avec une colonne et Pinochet avec le régiment Buin.
— C’est sûr qu’ils sont avec nous ?
— Sûr.
Le camarade à côté de moi s’est relevé et relaxé. Il ne chante plus que de temps en temps “el pueblo unido jamás será vencido”, et semble avoir des envies de rejoindre le centre, ses jambes ne tenant plus en place.
Faut-il attendre plus longtemps ? Le fascisme ne cherche pas à passer.
— Prats a obtenu la reddition de la plupart des tanks, mais tous ne sont pas partis.
— C’est fini ?
— Je ne sais pas, camarade…
Ça n’a pas vraiment commencé, à vrai dire, mais…
— On va fêter la victoire à la Moneda ? — demandé-je à mon voisin.
— Oui, c’est le mieux à faire.
— Allez on va à la Moneda — lancé-je le plus fort que je peux à la cantonade.
— Non, attendez, on ne sait jamais ! — nous répond-on plus loin, mais je suis déjà parti, suivi de mon acolyte, et de quelques autres qui nous ont emboité le pas dans cette course.