§8. Il est midi lorsque nous arrivons près du Palacio de la Moneda. Le Président de la République se trouve déjà dans son bureau, nous apprend-on. Nous voyons de nous-mêmes que quelques tanks sont encore stationnés devant le Palais, habités et menaçants puisque les quelques putschistes défaits ne sont pas formellement rendus. Nous entendons de grands éclats de rire et nous approchons :

— Que se passe-t-il, camarades ?

— Le Parti Démocrate-Chrétien vient de « réitérer son appui à la démocratie ». Une fois que tout est fini et après tout ce silence. Ils devaient dormir les pauvres, pas assez de bruits de canons pour les réveiller avant midi, à trop faire la fête hier soir !

— Et le PN ?

— Aucun commentaire. Leurs amis de Patrie et Liberté se sont réfugiés à l’ambassade d’Equateur, s’accusant sans qu’on ait besoin de chercher les auteurs de cet échec.

— Qu’est-ce qu’on attend pour aller cribler de pierres les locaux de tous ces hypocrites ? Qu’est-ce qu’on attend pour entrer dans l’ambassade d’Equateur et donner aux chiens errants, dans deux heures, les restes de ces connards ?

J’ai déjà presque oublié cette discussion, mon attention se portant vers le Palais, et, perdant mes camarades d’Elecmetal, je m’approche des généraux. Qui avancent, entourés de militaires les protégeant et d’une foule qui les acclame. J’arrive alors en courant, me joindre à cette troupe au milieu des cris et slogans.

« Créer, créer le pouvoir populaire ! »

Je reconnais, en compagnie du ministre de la défense José Tohá – si reconnaissable avec sa grande taille, sa barbe blanche et sa maigreur –, les généraux Pickering, Sepúlveda, Prats et…

— Qui est le soldat avec le casque et les lunettes noires ? — demandé-je à mon plus proche voisin, au poing levé. — Là, le seul qui n’est pas en uniforme mais en tenue de combat ?

— Le Général Pinochet.

— Ah — fais-je dubitatif. — Je n’ai jamais entendu parler de cet homme.

— Il est dans l’Armée de Terre. C’est le numéro deux, pourtant. Il a remplacé le Chef des Armées lorsque celui-ci était à l’étranger, le mois dernier.

— Merci, camarade.

Mais il ne m’écoute même plus car le général Pickering est venu vers nous pour essayer de nous disperser.

— Partez, mais partez, s’il vous plait, c’est dangereux encore par ici !

Et comment peut-il imaginer que nous allons partir, alors que lui aussi risque les mêmes dangers que nous ? Même si nous ne sommes pas militaires nous sommes du même peuple : si un obus sort de ce tank nous partirons tous en même temps que lui, pour une destination inconnue, mais ensemble. Nous en acceptons les dangers. Il règne dans les abords du palais présidentiel une ambiance de fin de défaite. Nous sommes des milliers dans ces rues à manifester notre joie, comme des rescapés, incrédules, savourant chaque instant comme du superflu, un luxe soudain que la vie nous aurait donné. Il y a les impacts de balles sur les murs du plus représentatif des bâtiments de l’Etat chilien ainsi que sur le Ministère de la Défense qui se trouve juste à côté. Il restera des fissures dans la vie politique chilienne, mais être malade c’est encore être vivant ! Et pouvoir croire en la guérison.

Un peu plus loin, à l’abri des potentiels tirs de char et protégés un peu plus sérieusement qu’avant, Prats et Tohá ont improvisé une réunion de crise, là au milieu de nous, en toute simplicité, presque avec inconscience. Des équipes de cinéma gravent ces images et me gâchent partiellement la vue mais j’entends légèrement, au milieu de la clameur, dans la chaleur des corps rassemblés, la voix du Général Prats :

— Cette situation ne peut pas être contrôlée. Il va falloir déclarer l’état d’urgence — dit le petit Sancho militaire au grand Quichotte politique. (A les voir l’un à côté de l’autre je ne peux pas m’empêcher de penser à ce célèbre duo).

Le ministre lui donne raison, d’un mouvement de tête, comme désormais abasourdi par la considération de toutes les conséquences de cette matinée, à côté d’un Pickering fumant anxieusement un cigare.

Une femme part en courant. Il me semble reconnaître le dos qui la suit de près. Pourquoi Juan serait-il ici ?

Je me mets à les suivre en courant moi aussi le plus vite que je peux, buttant sans cesse sur des camarades présents dans les rues, qui débouchent devant moi à chaque mètre. Je vois bien la silhouette masculine qui court toujours, j’ai perdu de vue celle de la femme.

« Allende, Allende, le peuple te défend ! »

Je me suis cogné à une colonne de supporters qui marchait sur l’Alameda vers la Place de la Constitution, portrait du Président et bannière du pays en tête, que je tente de franchir, difficilement, tant la masse est compacte de ces gens qui ne vont pas dans le même sens que moi. Lorsque c’est un groupe d’étudiants de l’Université Technique d’Etat qui stoppe mon avancée, je dois bien me rendre compte que je les ai perdus.

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