§1. De l’impalpable rideau à fleur de ton secret, j’ai dégrafé un à un chacun de tes pétales, ôté ta coquille, j’ai postulé à ton amour en faisant toute l’ascension d’une tige pour atteindre ton pistil, j’ai pénétré tes songes, ta vie, des souvenirs, une enfance, des trésors, mais sous le drap immaculé un fœtus déjà mort, tu n’étais pas si belle, et tu m’as laissé seul avec mes visions éperdues sur les bras, des intruses, tu es bien triste à ton périgée, et la morsure des avenirs en charpie…

Comète, j’aimais ta chevelure, cet enchevêtrement hétéroclite, entrefilet nébuleux de gaz et de poussière, tu étais belle tu resplendissais, je pourchasserai désormais ce soleil dont tu parasitais les éclats de lumière, scalpée : plus qu’un caillou décevant, je suis si triste de ne pas t’aimer… trop fatigué, trop tard, et tu me demandes :

— Tu ne veux pas éteindre la lumière ? Moi je n’en peux plus.

Est-ce un hasard que nos fatigues soient parallèles ?

— Moi non plus.

— Vas-y, alors…

— Je n’ai pas sommeil.

— Tu viens de me dire…

— …que tu ne comprends jamais rien.

Et tu n’as même plus la force de te rebeller contre mes humeurs, ni mes railleries, habituée que tu es à me convoyer sans jamais vraiment suivre.

— Je n’ai pas dit que j’avais sommeil, j’ai dit « moi non plus » pour « je n’en peux plus » ; la vie avec toi c’est comme raconter des blagues qui ne sont jamais comprises qu’après plus amples explications.

— Excuse-moi de ne pas toujours être sur la même longueur d’onde que toi, et au quart de tour.

Et voilà que tu t’excuses, mais vais-je devoir te frapper ou t’insulter pour que tu t’emportes ?, pour que je puisse enfin me brouiller avec toi, que nos mots dépassent nos pensées et que nous fassions le pas de trop, que je n’aie pas à le franchir seul et supporter tout le tort sur ma seule personne. Allez, offre-moi au moins une bonne dispute à l’amiable.

— Tu es fatigué et tu ferais bien de dormir. Moi je dors. Bonne nuit — me dit-elle.

— Ma nuit ne sera pas bonne car je n’arriverai pas à dormir.

Rien. Fidèle à ta promesse tu t’es allongée, as fermé les yeux et simules parfaitement l’assoupissement. Tu ne me relanceras même pas, il faudra que je te provoque encore, que je sois définitivement rustre, pour que tu t’emportes dès maintenant, que tout arrive enfin ce soir et non pas reporté au lendemain ou emporté dans l’oubli, quand couvrant mes désirs de petites tendresses tu ne me donneras aucun prétexte pour laisser éclater ma mauvaise humeur, mes sujets d’insatisfaction. Es-tu donc la Tendresse incarnée, ou une amoureuse soucieuse de garder son captif, bien plus vicieuse que je ne l’aurais imaginé sous tes airs de sainte naïveté ?

— J’aime une autre femme.

Allez, voilà, tu as gagné, j’ai craqué et tout est ma faute, je suis celui par qui le drame arrive et c’est parti instinctivement, « pardon ?», et je dois l’assumer, le répéter encore puisque tu feins de ne pas avoir entendu, qu’attendre ne ferait que provoquer une autre question plus intrusive, puis la réponse encore plus tranchante et claire dans la pénombre de notre chambre.

— Une femme que j’aime à ta place. Nous nous sommes toujours tout dit, nous avons déjà voulu rompre, surtout moi, mais nous parlions toujours assez pour trouver un terrain d’entente. Tu me désarmes et m’assouplis, mais quelque chose ne dort plus en moi. Je te reproche toujours les mêmes choses, j’ai cru que tu changerais, tu es déjà arrivée à un point de maturation au-delà duquel je ne peux plus rien faire.

— Tu perds la tête, Juan ? Ça fera un mois et six jours que nous sommes ensemble ! Que je me suis abandonnée à toi. Nous ne nous sommes pas disputés beaucoup et avons toujours géré nos différends avec intelligence et diligence. Tu confonds avec une autre…

— Ah ! les femmes, toujours à compter ! Ça fait un mois, fêtons nos un an… cette manie ! Tu ne me conviens plus. Je n’en peux plus de vivre avec toi, nos habitudes, les gens que nous côtoyons. Il faut que cela cesse. Je ne t’aime plus.

— Soit.

Et tu l’acceptes, et tu crées en moi le remords devant ta détresse que je devine déjà. Hurle et je te hais, pleure et j’explose moi aussi, mais reste là abasourdie et tu me fais pitié et je te plains et je n’aime pas le mal que je te fais, voilà qui éclipse tout le bien que je me procure en retrouvant ma solitude, et tu es un monstre, oui je te déteste de ne pas arriver à te détester vraiment pour de bon, à me laisser t’aimer alors que cela me rend fou. Tu ne dis rien, de dos désormais, sans doute des larmes viennent humidifier l’oreiller qui, par je ne sais quel hasard, sera celui des deux sur lequel je dormirai et qui me rappellera combien je suis cruel. Trouve un moyen de recoller les morceaux et me voilà condamné à faire la paix, nous nous rabibocherons comme cette longue bande de terre qui a été secoué par un coup d’État avorté. Il n’y a jamais de fissures si profondes qu’on voudrait et nous pourrons encore, nous deux tels les millions de Chilenos, vivre ensemble sans nous aimer, trouvant assez de ressources pour rester quand même avec toi et mettre sur mon compte tout ce qui entrave un bonheur à la parfaite devanture. Tu me feras le coup de la femme trompée, qui pardonne gracieusement tous les torts, avec cette dette que je te dois, sans doute faudra-t-il que je t’épouse, noie ma révolte dans le sourire d’enfants faits en échappatoire à notre huis clos invivable, m’enchaîne au devoir de bonheur que je leur devrai et quoi encore plutôt mourir, du moins toi, faudra-t-il, puisque je ne serai jamais assassin, d’un accident pour que je puisse porter mon deuil dans les bras d’une autre ?

— Dormons, et à partir de demain nous envisagerons nos après puisque tu ne m’aimes plus. Mon amour ne peut pas te retenir contre ton gré. Je suis désolée de ne pas y être arrivée… …Je me dis que tu as perdu du temps, pas trop quand même, tout ça pour une impasse, je n’ai pas su être celle que tu voulais. J’ai pourtant essayé …et je m’en veux.

Mais aux limites de nos forces
Tu revêts une armure plus dangereuse qu’une arme
Paul Eluard, A toute épreuve, « L’univers-solitude », V

1

* * *

Une lettre traine sur mon bureau.

Il aura suffi de cet aveu, pour qu’il y ait maintenant assez de place entre nous dans le lit pour y glisser une troisième personne, qui sait ? : l’Ennui, la Lassitude, l’Aventure… A qui d’autre encore pourrions-nous donner un corps de baudruche pour que je puisse au moins me défouler sur cet intrus à défaut de te baffer pour tout ce que tu veux gâcher. Il y a entre nous cet espace mort et froid qui sépare nos deux corps autrefois entrelacés, poussés au bout du lit, toi pour mieux t’enfuir, moi pour ne pas te déranger, je me sens de trop, je ne suis même pas à la cheville de ton amour, comme une gosse punie par un rêve ; ce rêve a ses racines dans une histoire que tu avais commencée à me raconter avant de m’endormir, douce drogue que tes paroles, me voilà mal et tu ne me proposes aucune médecine, soigner la rage par une grande inflammation, terre brûlée, calcinée, classée, tu crois qu’après un dur sevrage je pourrai retourner intacte dans le chaudron des hommes. Ce serait si simple que je ne cède pas aux formalités des souvenirs, des avenirs entrevus dont les images se déchirent. Tu voudrais me quitter avec mon indulgence, que je te laisse m’abandonner en te raccompagnant gentiment à la porte, que j’épouse tes vues arrangeantes, une vision du monde qui dresse un joli panorama autour de ton intérêt, que j’aille purger mon bannissement en silence, que la faute repose sur moi que je m’afflige de remords en acceptant de porter le poids de la responsabilité, que je n’aie pas le mauvais goût de faire des histoires, que je sois digne… Tu auras tout. Et quand je m’écoute, j’ai parfois envie que ma dignité te moleste, qu’elle t’étouffe, qu’elle t’accroche à une croix.

La fin est de mauvais goût. La croix, voilà bien une image qui ne me touche pas. Sans doute l’aurait-elle corrigée si elle ne s’était pas endormie sur la lettre.

L’espace d’un instant je revois la Helena si belle que j’ai aimée – et je vois cette Helena qui n’est plus que son pâle reflet. Bientôt je perdrai la première mais pour moi pour le moment son être est bicéphale ; étrange sensation. Un être qui s’efface, chrysalide morte et une chenille née d’un papillon.

Un soupir.

Référence

  1. Dans La Vie immédiate, op. cit., 92.

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