Il en va de certaines femmes comme des vagues de la mer. En s’élançant de toute leur jeunesse elles franchissent un rocher trop élevé pour leur retour. Cette flaque désormais croupira là, prisonnière, belle par éclair, à cause des cristaux de sel qu’elle renferme et qui lentement se substituent à son vivant.

René Char, Feuillets d’Hypnos, n°173

§12. Une lettre dans ma boite-aux-lettres, prise rapidement en passant chez moi (où je n’ai pas dormi), tombe de mon sac.

« Que fait-on des souvenirs, dans quel tiroir les ranger, pour les ressortir quand ? Pendant les longues soirées d’hiver, lorsque nous ne pourrons sortir, tu me raconteras avec chaleur le rêve que nous avons vécu, tu esquisseras celui que nous vivrons, esquisse seulement car si nous voulions l’exprimer nous serions en-deçà de ce qu’il sera. Je nous coudrai des raccords là où les mites ont troué notre histoire. Mais quoi faire, où aller maintenant ?

Pour te trouver.

J’ai remis des fleurs dans le vase, une belle robe soyeuse dans laquelle toute ma féminité ressort, me suis entourée d’un halo de parfum, des bijoux brillants, j’ai rangé l’appartement, fait une valise au cas où, chaque minute peut être la bonne, que tu reviennes ou m’emmènes je suis prête à tout, même à venir te chercher. Le miroir me renvoie à mon charme, je me sens pleine d’envie, je réfracte la lumière il y a une place dans mon cœur pour que je t’y loge.

Mais je me tais, moi aussi j’entame ma révolution, ô mon astre je reviens te donner le vertige, faire tournoyer ton cœur, je me tais je me dois d’agir, je sais tant de toi, que peuvent-elles, les autres, tes muses passagères, tes éphémères bruyantes, insectes carbonisés au moment même où tu leur lèches les ailes, que peuvent-elles contre l’évidence de notre entente ? Je serai tendresse, douceur, promesse, je m’en vais te hanter, te rappeler à moi par ma présence, ta couleur préférée, nos odeurs qui s’accordent et se mêlent pour créer une fragrance dont seuls nous avons le secret, alchimie parfaite de nos corps enlacés, des circonvolutions de nos désirs autour du pilier de notre amour. J’oublierai les larmes, je viens trouver un point d’ancrage dans ta vie, exproprier les autres comme une revenante, voyageuse qu’on n’attendait plus, et puis qui reste, je t’emporte, tu es loin tu es si prêt, je te sais, je te sens à moi, à moi, j’oublierai tout, une page blanche, laissée à la fantaisie de notre bonheur :

Qui peut m’arrêter ? puisque dorénavant je suis celle que tu voulais. »

Non, Helena, la femme que je désire ne m’écrit pas. Certes tu étais celle-là. Tu étais de ces créatrices passionnées, celles qui poursuivent les lapins blancs et leurs rêves, savent lire entre les lignes et compléter les demi-mots ou croquent dans les fruits avec gourmandise. Tu étais de ces oxymores comme la douce bagarreuse, la rêveuse bien sur Terre ou l’intellectuelle rigolote – éclectiques sortant des cases au risque de ces charmantes schizophrénies qui font une personnalité, un rien misanthrope par bon goût fomentant un attentat contre l’ennui, épuisant les cartes du monde. Aimante tu n’es plus dans une quête, ni dans un passage, ni dans une rage exploratoire. J’aime des femmes qui n’ont pas de place pour moi. Lorsqu’elles en ont, je ne peux plus les aimer. Il faut une femme qui m’embrase et me détruise. Si elle me laisse en vie, c’est que ce n’était pas Elle. Et si ce n’est pas Elle, la prochaine lui est déjà préférable même si elle n’a pas encore de visage, puisquela plus belle femme du monde est toujours celle qu’on est en train de désirer le plus, à cet instant-là, et que pour la désirer avec cette force il faut ne pas encore l’avoir connue. Comme la mémoire, comme la conscience, comme l’avenir, le désir est menteur.

— Ça va, Juan ? Vous avez l’air soucieux. Des mauvaises nouvelles, encore ?

— Non, on veut m’offrir un gros cadeau.

— Voilà qui devrait vous réjouir !

— Quelqu’un qui me connaît bien et qui sait ce que j’aime, mais je ne puis accepter car je n’ai pas la place chez moi… ça ne se fait pas de refuser, mais je n’ai pas le choix…

— Je comprends, c’est délicat…

— La personne qui me l’envoie aussi est très délicate, mon refus va lui faire mal… Je ne sais pas quoi faire.

— Personne ne peut vous prendre le cadeau quelque temps jusqu’à ce que vous puissiez l’avoir chez vous ? Est-ce si gros ?

— Immense, mais périssable si on ne s’en occupe pas… Vous me donnez une idée, j’ai bien un ami qui recherche la même chose mais… non c’est impossible. Ah quel embarras ! Mais vous comment allez-vous ?

— Soucieux. Comment ne le serait-on pas ? Je ne sais plus quoi penser. Je suis un bon chrétien, je n’ai jamais voulu le mal de nul être humain, mais je vous avoue que je suis à bout. La position du Cardinal me met en porte-à-faux avec ce que je devrais tenter de penser et ce que je ressens. Je vous le dis tout de go, j’en ai marre de me faire traiter de « nazi », de « fasciste », par ces hordes de gredins qui ne respectent rien, ces voyous, ces insolents, ces incapables qui n’ont fait aucune preuve et donnent des leçons à tout le monde. Ça me blesse profondément ! Regardez dans quel état est notre si belle université ! Tous les carreaux des vitraux sont cassés, ils détruisent tout. Si on les laisse faire, les jeunes nous sortiront des bâtiments pour nous trainer dans la boue. Les étudiants de première année viendront faire nos procès et nous pousser au suicide, comme en Chine ! Comment pouvons-nous dialoguer avec la bête fauve si elle ne sait parler que le langage de la violence ?

— Ah, Saint François d’Assise n’a laissé aucun manuel de prise de contact avec les loups ? Vous voyez, vous avez beau tenter de leur ressembler, vous avez ceci d’inférieur aux marxistes qu’eux auraient déjà au moins deux ouvrages sur le sujet se contredisant, un Dictionnaire lupo-marxiste à l’attention des défenseurs du peuple chinois, et un Comment discuter avec le loup ? russe.

Il reste coi. Je voulais faire de l’humour, mais je sens la tristesse à fleur de peau dans ce vieux professeur touché. Il faut tenter de lui donner un peu de positif :

— Ne laissez pas les sauvages vous faire perdre votre sens de l’humour, mon ami, si ça se trouve c’est tout ce qu’ils nous laisseront.

Je n’ai pas dit de lui mentir, non plus.

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