§11. Je vois sa bouche dans le rayonnage, puis ce sont juste ses yeux, comme une série de photographies sur les détails de son corps, détaché du reste caché derrière les livres, je la regarde ainsi avec insistance sans qu’elle ne m’ait vu. Elle avance doucement au milieu des ouvrages, s’arrête pour les regarder, en consulte quelques-uns sans que je comprenne la logique de ses choix, et ne puisse deviner ce qu’elle vient chercher en eux.

Lorsque je suis rentré dans cette bibliothèque, les propriétaires de camions, suivis par 110 000 bus et taxis, annonçaient une nouvelle grève. Que m’attendra-t-il à la sortie ?

Rien. Ce 24 juillet 1973-là avait déjà tout donné en matière d’événements marquants. J’ai alors dîné avec José Luis Zabala Ponce que je n’avais pas vu depuis le 21 mars1 lors d’une soirée avec les membres de la DC. D’après lui mes deux craintes restent entières : l’opposition cherche à trouver un moyen de se débarrasser de Prats qu’ils considèrent comme un adversaire. Lui, prétend que c’est parce qu’il les empêche de mettre sur pied un coup d’Etat ; c’est peut-être parce qu’on ne veut pas les croire, et qu’il était bien de mèche avec certaines personnes à gauche pour faire bouger les lignes en leur faveur. « Je ne crois pas au complot, Juan, garde la tête froide ». Mais ils s’arment, j’en suis sûr, voilà ma deuxième crainte. Même si l’Armée ne trouve rien dans ses nombreuses recherches, il se peut qu’il y ait des fuites causées par des mouchards ministériels, leur permettant de changer les planques avant leur arrivée… Surtout si Prats est des leurs.

Pas grand-chose non plus, ce soir, d’après la radio : Allende a prononcé un discours où il sous-entendait qu’un accord avec la DC pourrait être trouvé (le pense-t-il seulement une seconde ou cherche-t-il à se persuader comme il peut ?) et la “coordination des cordons” (je ne sais pas encore ce que c’est que cette invention) a organisé une grande réunion au Teatro Caupolicán.

Que ces gens-là aiment parler ! C’est peut-être là la solution : comment les faire parler sans qu’ils se sentent obligés de faire la révolution ? Est-ce que la télévision ne pourrait pas les occuper, leur donner à s’exprimer quand bien même ils n’auraient rien à dire, à se regarder quand bien même il n’aurait rien d’intéressant à montrer ? Pourrait-on renverser le syndrome d’Erostrate (j’existe en détruisant), en un système où les gens se (la) raconteraient. On leur offrirait des tribunes, on leur demanderait leur avis, on les sonderait, et tout occupés à se montrer, ils perdraient l’idée d’écrire des tracts, de publier des théories absconses, de laisser leur esprit divaguer à imaginer des complots2 et … non ! ce n’est pas pareil, je suis sûr qu’il y a anguille sous roche : le Tancazo a un double fond !

Note d’un inactuel

  1. Cf. 1. IX §15.
  2. Ainsi, gens du XXIème siècle, peut-être que votre époque fait pitié mais temps que vous avez autour de vous des imbéciles creux, vous n’avez pas les aventuriers gonflés de vent que je dois me coltiner ici en 1973. En sachant cultivez votre jardin de manière intelligente, vous pouvez vous inventer une vie convenable alors qu’à moi, même si vu de chez vous mes contemporains ont l’air plus enthousiasmant, plus cultivés c’est sûr – mais à quoi bon, vu à quoi ils utilisent leur culture ? –, à moi, donc, on m’ôte de ce droit. [Note pédagogique de Juan]

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