§10. [auteur-narrateur ; ajout du 31 juillet 1973] 22 juillet 1973. Carlos Prats vient de se relever ; il a vivement reculé de sa chaise.

— Ecoutez — crie-t-il. — Il y a urgence, la République est en danger. Je ne veux qu’une chose : délivrer le Chili des divisions qui la rongent. Pour cela cet accord avec les démocrates-chrétiens est nécessaire. Pas de vanité lorsque la Patrie est au pied du mur, ou c’est nous tous qui passerons au peloton d’exécution du jugement de nos enfants, si nous échouons à leur laisser un pays vivable. Personne ne peut se cacher derrière la décision de l’autre et laisser aller cette tragédie jusqu’au bain de sang et de larmes. Le Destin n’existe pas, Messieurs, c’est le hochet puéril qu’agite le vaincu comme le lépreux sa crécelle une fois qu’il s’est avéré incapable de conduire l’avenir là où il devait le mener. Le pays que nous aimons tous n’a pas besoin de gens qui analysent les raisons de la défaite, mais lui donnent des manuels pour atteindre la victoire.

Salvador Allende répond avec douceur :

— Je suis d’accord.

Et il ajoute :

— La question est de savoir sur quelle base pourra être trouvé cet accord.

— Cette base ne pourra être que celle de la plateforme électorale des élections présidentielles, celle sur laquelle nous avons été élus et que nous devons mener à bien. C’est notre responsabilité — dit Corvalán.

— Cette base ne peut faire fi des trois ans qui se sont écoulés depuis que nous dirigeons ce pays, malgré la sédition intérieure et l’impérialisme américain. Lorsque le pays a été paralysé par les patrons ce sont les travailleurs et les étudiants qui ont fait tourner la machine économique à la sueur de leur front, dans la peur des attentats et des représailles patronales. Lorsque les chars d’assaut se sont avancés vers la Moneda, se sont les travailleurs qui l’ont défendue en prenant les entreprises. Nier l’ampleur qu’a pris le pouvoir populaire c’est comme chercher la Cordillère en s’entêtant de regarder par l’Ouest. Nous avons une montagne spontanée pour nous, il nous faut un Olympe capable de se défendre — dit Carlos Altamirano.

— Cette base n’a aucune valeur. Jamais nous ne gagnerons à aller manger dans les mains des chiens, qui attendent le moment où nous baisserons la garde pour nous mordre dans le dos ! Si l’Armée est à moitié infectée de traitres à la nation et d’agents de l’impérialisme, qu’ils périssent ! Prenons les casernes et tirons les premiers avant qu’ils ne le fassent, aidés par les « frères en uniformes », tous ceux qui sauront dans quel camp un juste doit se trouver — dit Miguel Enríquez. — Des armes et du courage, voilà les seuls outils qu’il nous reste à manier.

— Comment voulez-vous que nous discutions avec des gens qui ouvrent les guillemets en mettant les armes sur la table et les pieds sous votre nez ? — s’agace Eduardo Frei, en regardant Carlos Prats.

— Je n’ai pas approuvé ces paroles — réplique Salvador Allende.

— Vous ne les avez pas démenties — rétorque à son tour Frei. — Qui aurait la folie de faire entrer le Cheval de Troie dans la Cité une fois qu’il connaît l’issue de cette erreur ? Nous vous avons demandé de respecter la légalité et la justice en échange de notre appui pour votre nomination, candidat Allende. Où en sommes-nous trois ans après ? Dans la ruine et la rage.

— Cet accord n’était qu’un prélude à la reculade. Il fallait refuser cette élection en trompe-l’œil et laisser le Peuple dans l’écœurement et la clarté : une révolution se chante au rythme du canon. Je n’ai rien à faire ici, Messieurs.

Et, avec Enríquez, c’est le MIR qui se retire de cette réunion symbolique.

— Cet accord n’était qu’une perte de temps : un pays laissé trois ans à la rouille et à l’abandon ! Il fallait faire fi de votre majorité relative, faire élire un candidat éphémère puis organiser une nouvelle élection où j’aurais pu être élu avec toutes les voix de la droite — uchronise alors Frei. — Vous n’êtes pas un homme capable de diriger le pays, Monsieur Allende. Ce que la démocratie n’a pas compris, les militaires sauront me l’apporter. Revenez me voir lorsque vous serez prêt vous-même à le reconnaître, Messieurs.

Et il s’en va à son tour.

— Il était inutile de faire venir ces hommes — déplore Corvalán. — Ils ne sont que les deux faces de la même impasse.

— Les camarades du MIR sont nos meilleurs alliés ! — s’écrie Altamirano.

— Ce sont nos pires ennemis ! — s’indigne Corvalán. — Subir le coup de l’ennemi n’est rien, on n’attend rien d’autre de lui. Mais il n’y a rien de pire que de recevoir les coups de ses enfants. Et le MIR sont des enfants qui n’ont compris aucune leçon puisque même leur maitre à penser, Fidel Castro, a prêté allégeance à Moscou. Le Chili n’est pas Cuba.

— Le Chili est une île que l’on aurait aplatie et collée à un continent. Ce que Castro a réussi à la barbe des Yanquis nous pouvons le réussir de leurs poils pubiens à ceux de leurs doigts de pieds — s’enthousiasme Altamirano.

— Le Chili est une île collée à la Bolivie de Banzer Suárez, anticommuniste déclaré et à la botte des EUA (la Bolivie partageant une frontière avec le Brésil des généraux de droite), flanquée à l’Ouest d’une Argentine secouée par le retour, il n’y a pas moins d’une semaine, du général Perón, et chapeauté au nord du petit Pérou, mais avec qui nous pourrions nous entendre depuis que le général Velasco Alvarado le dirige — géostratégise le dirigeant communiste.

— Celui-ci étant arrivé au pouvoir par un coup d’Etat — tempère Carlos Prats.

— Les coups d’Etat ont la valeur de ceux qui les mènent — dogmatise Altamirano. — Celui-là est bon, comme celui de Castro.

— Soit. Mais avec tout ça une révolution armée serait réduite en pièces, finalement, si nous demandions à Castro de l’armer — recentre le dirigeant communiste.

— Et où sont les tracteurs, le blé, l’armement que devaient nous vendre et nous acheminer les Russes ? — grince Altamirano.

— Messieurs ! L’armement du peuple n’est pas à l’ordre du jour — leur rappelle Carlos Prats.

— Très bien, monsieur Prats, mais vous comprendrez que nous ne pouvons négocier dans les conditions imposées par ce momio qui vient de claquer la porte et qui n’attend qu’une seule chose : de négocier avec vous plutôt que nous. Négociations il doit y avoir, mais en plaçant l’Unidad Popular en position de force.

— Et comment pouvons-nous faire ? — intervient Salvador Allende.

— Soyons réalistes : le peuple ne comprendrait pas une reculade et nous le jetterions dans les mains du MIR…

Avant que le stratège communiste puisse ne pas répondre vraiment à la question de fond de son Président, Altamirano s’en prend à l’Armée :

— Si la droite n’avait pas quelque espoir de faire affaire avec l’Armée, je ne dis pas vous, général Prats, mais tous ces officiers conspirateurs, droitiers et séditieux que vous ne mettez pas à la retraite….

L’indirectement incriminé le fusille du regard et s’emporte :

— Vous n’allez quand même pas mettre la faute sur le dos de l’Armée !!! Si je me sépare demain de tous les officiers qui rêvent de vous coller en prison, Monsieur Altamirano, après-demain vous vous retrouvez embroché en figure de proue de l’Esmeralda…1

— Messieurs, l’heure est grave, laissons de côté tous nos différends — recentre politiquement le Président de la République. — Accepte-t-on les conditions de la démocratie chrétienne ?

— Jamais ! — déclarent en chœur Corvalán et Altamirano.

A l’heure, grave, où ils prononçaient fictivement ces paroles, il restait 51 jours à vivre à Salvador Allende, 1 an et 70 jours à Carlos Prats, 1 an et 75 jours à Miguel Enríquez, 9 ans et 6 mois à Eduardo Frei, tous morts de la main de Pinochet et associés. Luís Corvalán mourut de mort naturelle en 2010 et Carlos Altamirano, après avoir été expulsé du Parti socialiste en 1979 pour avoir été favorable à une alliance avec la démocratie chrétienne, a décidé de vivre sa vie, au Chili depuis 1993, « jusqu’aux ultimes conséquences » de la vieillesse.

Note d’une ambassade post-nérudéenne

  1. L’Esmeralda est un quatre-mâts goélette à brigantine en acier, connu pour être le voilier école de la marine chilienne. [Note de l’ambassade du Chili en France]

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