§5. Je fixe la ligne de jonction entre l’océan et le ciel, cimentés l’un à l’autre par le vent. Je suis à Valparaíso, au milieu des mouettes et de l’ennui, occupé à poétiser (ô déchéance !) et trainant mes guêtres dans les bars à la recherche de soulards qui auraient vu des choses et, la langue bien pendue, seraient assez fous pour les raconter. Du temps de l’avant-putsch interne au texte, dans cette position, un soi-disant rejeton ou une femme m’aurait rejoint, sortis de nulle part, par surprise, chaque moment était lourd d’un événement possible qui m’affecterait moi, seul. Mais fi des dérisoires histoires, je suis une bulle d’air dans un chaudron politique qui bout. Mais je ne m’éclate pas. Je n’attends rien de l’instant.

Et pourtant passe ici, près de moi, un jeune étudiant qui était dans mes cours à Santiago. Il ne m’a pas vu. Ai-je le droit de lui parler, au risque que la conversation vire à quelque chose de trop personnelle pour qu’elle t’intéresse, lecteur ?

J’espère que tu ne m’en voudras pas.1

— Edgardo.

— Professeur ! Que faites-vous ici ?

— Je m’ouvre au poème de l’exil, mon cher. Je goûte à la disgrâce, c’est un mets humain que je n’avais pas encore eu l’occasion d’humer de si près, une fois qu’on fait abstraction de son goût vomitif on s’y fait, ça se mâchonne… Et toi, si loin des bancs de l’Université ? N’est-ce pas un uniforme que tu tiens plié sous le bras ?

— Si, venez, si vous n’avez rien à faire durant la prochaine heure, je vous invite à prendre un café. Votre présence est providentielle ! Il doit y avoir une main qui veille sur nous dans ce monde !

— Hormis celle de votre douce maman, ne comptez pas trop sur d’autres, cela dit. La même main qui vous caresse aujourd’hui pourra être celle qui vous assassinera demain ! Regardez-la bien, maintenant, car plus tard vous ne pourrez plus que la sentir dans votre dos, prolongée par un couteau.

Nous nous asseyons dans un restaurant surchargé de tableaux maritimes, de figures de proue et de coquillages, de ces endroits qu’on ne trouve qu’à Valparaíso, baignant dans l’odeur d’iode et de poissons que nous mangerons bientôt avec délectation.

— Alors comment êtes-vous passé de l’Université à l’Armée, mon jeune élève ?

— Je n’en pouvais plus de cette université où il est impossible de travailler. Je voulais simplement apprendre, lire des livres, avoir une carrière, me marier avec Cristina, ma fiancée, et fonder une famille avec elle. Mais depuis qu’ils ont pris le pouvoir, les marxistes nous poussent à faire de la politique tout le temps. Ils s’introduisaient dans les amphithéâtres pour distribuer des tracts, nous appelant à aller manifester, comme si, parce que nous sommes jeunes, nous devions être d’accord avec eux. Moi j’ai toujours été proche de la démocratie chrétienne, je ne me sens pas plus vieux pour autant ; ils nous traitaient de tous les noms, mais nous ne devons pas céder à cette propagande lancinante. Je me suis inscrit aux jeunesses DC par révolte, au fond je me fichais de faire de la politique. J’en ai alors vu la vanité verbeuse. Aussi, lorsqu’on m’a proposé de rentrer dans l’Armée après mon diplôme de droit, je n’ai pas hésité. Ce sont des gens comme Prats qui feront le Chili du futur, qui sont sérieux, qui ont un projet, qui ne seront pas à discutailler sans cesse, à faire des grands discours creux, qui ont une ligne et la respectent car ils connaissent le sens des mots “honneur”, “probité” et “résolution”.

Oui, cette rencontre doit être providentielle car il est bon d’entendre de telles paroles. Notre enseignement serait-il autre chose que des châteaux de sable, que des paroles en l’air qui se diluent dans la morne infinité de l’espace ?

— Je voulais aller vous voir, professeur, avant de prendre ma décision. Mais vous n’étiez pas à l’université. Vos cours clandestins, comme nous les appelions, n’existaient plus, aux dires des autres élèves qui les fréquentaient. L’université ressemblait à un forum politique et un abri pour les mineurs d’El Teniente. Les carreaux brisés, les statues évacuées probablement pour les protéger de ces barbares modernes, elle n’avait plus d’âme. Tout ce qui faisait sa force avait péri : ni Dieu ni maîtres n’étaient là pour veiller sur nous et nous élever jusqu’à devenir sinon des sages et des savants, au moins des hommes. Alors je me suis inscrit. Je suis arrivé ce matin. Il me reste quelques jours pour prendre ma décision finale. Je ne peux pas croire que le hasard explique votre présence ici, moi qui vous cherchais. Merci, Seigneur !

— Non, non, non pas de dieu à notre table : d’abord il en vient un, puis il vous dit qu’ils sont trois en Lui, en fait, puisqu’il faut faire une place à la Mère, et à l’Epouse cachée, puis vous finissez par payer l’addition pour tous les saints qui poussent tous les jours et une Eglise qui représente tout ce beau monde ! Le coup du monothéisme dont on prend pitié parce qu’il est tout seul et qui n’est en fait qu’un cheval aux entrailles grouillantes d’inventions que même Ulysse n’aurait jamais eu l’audace de bourrer autant, ça va ! Ne restons que tous les deux : si nous ne sauverons pas le monde, nous sauverons au moins l’instant. Et il est aussi grave que d’une acuité aigue : quel est votre dilemme, Edgardo ? Êtes-vous sûr de vouloir entrer dans l’Armée ?

— Oui.

— Alors pourquoi venir me demander mon conseil ? Vous allez m’obliger à vous citer Jean-Paul Sartre, alors que je déteste ce triste bonhomme, mais poser la question n’est-ce pas déjà avoir la réponse ? Si vous avez un doute, c’est déjà en soi qu’il y a un problème, non ?

— Je ne sais pas, j’ai pensé à vous lorsqu’on me l’a proposé. Vous nous avez formés à bien d’autres choses…

— J’ai essayé de vous donner quelques outils pour penser. Après, la philosophie mène à rien et à tout en même temps. Même à l’Armée. Je ne partage pas les caricatures qui font des militaires des zombies sans âme et sans réflexion, pas chez les officiers pour le moins. De quelle nature sont vos doutes ?

— Je voulais être avocat, c’est quand même un virage important…

— Qu’en disent vos parents ?

— Ils ne condamnent pas mon choix. Certes, ça serait plus intéressant d’être avocat, plus prestigieux, sans doute plus lucratif, mais ce n’est pas honteux en tout cas…

— Alors pourquoi vous engager dans l’Armée, alors que vous avez toutes les portes ouvertes pour concrétiser ce que vous voulez faire depuis longtemps ?

— Parce que je suis attiré par le projet que dessine en filigrane le Général Prats. C’est lui qui va reconstruire le pays, comme la France a eu De Gaulle. C’est pour moi comme participer à la résistance et lutter contre ces gens qui nous poussent à la dictature.

— En tant qu’avocat, rien ne t’empêcherait d’agir pour le pays ou de faire de la politique, plus tard. Ou même de t’engager auprès de lui s’il menait campagne ou créait un parti autour de ses idées…

— Mais j’ai l’impression de pouvoir agir tout de suite en m’engageant dans l’Armée. De l’aider directement en venant contrebalancer le courant qui s’oppose à lui au sein même des trois corps d’Armée…

— Tu sais donc parfaitement ce que tu veux… Tu as un projet clair dans ton esprit, et je ne t’ai servi qu’à le verbaliser, cher petit esclave de Ménon.

— Qui ?

— Oh, une vieille connaissance. Tu m’as fait incarner pour quelques minutes le cher Socrate, ça compense Sartre le communiste cynique qui écrit dans Actuel qu’un « régime révolutionnaire doit se débarrasser d’un certain nombre d’individus qui le menacent » qu’il « ne voi[t] pas d’autre moyen que la mort » et rajoute : « on peut toujours sortir d’une prison. Les révolutionnaires en 1793 n’ont probablement pas assez tué. » Porc. Donc pour le Grec : merci !

— Merci à vous, professeur !

Note gorgée de querelle

  1. — Juan, arrêtez sans cesse de nous rappeler que nous sommes dans un roman ! Laissez l’illusion littéraire opérer ! Laissez-nous, au moins le temps où nous chutons dans cet entonnoir qui nous mène au coup d’Etat, nous évader dans le Chili de 1973. Pourquoi toujours nous ramener à notre statut de spectateurs sur le quai et nous refuser celui de voyageurs ? Pourquoi balafrer le décor, pourquoi nous projeter à ce XXIème siècle que nous connaissons tant (et si peu), pourquoi jouer ces fausses notes qui nous gâchent la mélodie dès que nous commençons à la fredonner ?

    — Parce que le Chili de 1973 est mort, lâches ! C’est un cadavre qui n’intéresse même plus les vers, alors que votre époque est encore pleine de pue avec lequel se délecter ! Vous n’y échapperez pas !

    — Et pourtant vous aussi, vous vous tenez sur le bord de l’Histoire, laissez-nous tranquilles !

    — Qui vous a donné la parole, lecteurs ? Vous profanez un lieu sacré !

    — C’est vous-mêmes, hypocrite, qui ne cessez de vouloir nous attacher au livre comme des mouches sur un piège collant ! Mais là c’en est trop ! Nous allons demander au narr… à l’écrivain.e, enfin à la fonction auctoriale qui doit faire partie de la trinité du texte, de vous faire respecter la tradition, un peu au moins !

    — Sots, incultes ! Cela fait 50 ans et plus que la tradition est de détruire ce genre aussi épuisé que résistant qu’est le roman. Il faut bien qu’il finisse par crever, à la fin, ce divertissement bourgeois !

    — Qu’importe ! Nous sommes des réactionnaires traditionnalistes, soit ! Mais c’est le seul roman de langue française sur le sujet, nous n’avons même pas le choix d’en lire un autre si celui-ci nous déplait et que nous voulons savoir ce qui s’est passé avant le coup d’Etat de la Junte militaire !

    — Et donc puisque l’heure est à l’anarchie, vous vous sentez en mesure de me menacer ici-même, puisque l’autorité créatrice a volé en éclat, tout est permis, vous vous sentez forts ! Chiens galeux, vous ne m’aurez pas ! Je sais bien ce qu’il faut à ce texte, et à vous, puisqu’il est fait pour vous ! Je suis le personnage et vous, tant que vous lisez, vous n’existez pas ! Vous croyez tenir le livre dans votre main, c’est lui qui vous invente, c’est vous l’extension de son monde ; pétitionnez, réclamez, manifestez, vous n’êtes rien ! Je ne vous entends pas car le néant ne parle pas ! Sachez-le une bonne fois pour toute ! (Et Juan s’enroule dans sa cape et n’oppose plus que son dos à vos protestations.)

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